Ou possible, bien sûr. Simplement, ce n’aurait pas été facile. Il plissa les yeux en regardant fixement un point vide du poste. Voyons, comment t’y prendrais-tu pour couvrir l’existence d’un vaisseau ayant survécu ?
Il afficha un traceur de navigation bon marché qu’il avait acheté cinq ans plus tôt, pour une histoire de contrebande où les temps de trajet étaient cruciaux, et entra la date et la position qui correspondaient à la disparition du Donnager. Tout appareil n’étant pas sous propulsion Epstein se serait encore trouvé dans cette zone, et depuis, les vaisseaux de guerre martiens l’auraient arraisonné ou détruit. Donc, si Dawes ne lui racontait pas des craques, cela impliquait un propulseur Epstein. Il effectua quelques rapides calculs. Avec une propulsion correcte, quelqu’un aurait pu rallier Cérès en moins d’un mois. Disons trois semaines.
Il considéra les données pendant près de dix minutes, mais l’étape suivante ne lui venait pas. Il décida de se donner un peu de champ, alla chercher un café, revint et se repassa l’entrevue que Muss et lui avaient eue avec un troufion ceinturien de l’infanterie. Le visage au teint cadavérique de l’homme était long et empreint d’une cruauté subtile. L’enregistrement n’était pas très net et l’image sautait sans arrêt. Muss lui demanda ce qu’il avait vu, et Miller se pencha en avant pour lire la transcription des réponses et dépister les mots mal compris. Trente secondes plus tard, le soldat dit pute en boîte et la transcription afficha de but en blanc. Miller effectua la correction, mais son esprit continuait de mouliner.
Peut-être huit ou neuf cents vaisseaux arrivaient sur Cérès chaque jour. Disons mille pour avoir de la marge. Si l’on prenait deux jours avant et deux jours après la date correspondant à un trajet de trois semaines, on obtenait un total d’environ quatre mille entrées. Boulot laborieux, mais pas impossible à abattre. Ganymède était l’autre possibilité la moins attrayante. Avec son agriculture, des centaines de transports devaient y passer quotidiennement. Néanmoins ça ne doublerait pas la quantité de travail. Éros. Tycho. Pallas. Combien de vaisseaux se rendaient sur Pallas chaque jour ?
Il avait raté presque deux minutes de l’enregistrement. Il revint en arrière et s’obligea à se concentrer. Une demi-heure plus tard, il abandonnait.
Avec une amplitude de deux jours sur la date estimée de l’arrivée d’un vaisseau à propulsion Epstein parti de la zone où le Donnager se trouvait au moment de sa disparition, les dix spatioports les plus fréquentés totalisaient plus ou moins vingt-huit mille formulaires d’accostage. Mais il pouvait réduire ce nombre à dix-sept mille s’il excluait les stations et les spatioports connus pour être dirigés par les forces militaires martiennes, ainsi que les stations de recherche comptant une très grande majorité d’habitants natifs des planètes intérieures. Combien de temps lui faudrait-il pour vérifier toutes ces entrées manuellement, en admettant une seconde qu’il soit assez stupide pour le faire ? À peu près cent dix-huit jours – sans manger ni dormir. En consacrant entièrement dix heures par jour à cette tâche, il pouvait espérer arriver au bout de l’épreuve en moins d’un an. Mais pas beaucoup moins.
Mais il y avait encore des moyens de réduire les recherches. Il n’était intéressé que par des appareils à propulsion Epstein, or la majeure partie de la circulation entre spatioports était locale et concernait les vaisseaux à propulsion classique des prospecteurs et des courriers courte distance. Les paramètres économiques du vol spatial pointaient vers des appareils plus imposants et moins nombreux, ceux qui effectuaient des trajets conséquents. On pouvait donc éliminer trois quarts des candidats restants, ce qui réduisait les possibilités à un nombre avoisinant les quatre mille. Cela représentait encore des centaines d’heures de contrôle, mais s’il trouvait un autre filtre pour l’orienter vers les suspects les plus plausibles… Par exemple, si l’appareil n’avait pu remplir un plan de vol avant la destruction du Donnager.
L’interface pour demander les registres des spatioports était vieillotte, peu pratique et requérait quelques aménagements selon qu’il s’agissait d’Éros, de Ganymède, de Pallas ou des autres lieux concernés. Miller attacha sa demande à sept affaires différentes dont une remontant à un mois, dans laquelle il n’avait eu qu’un rôle de consultant. Mais les registres des spatioports étaient publics, de sorte qu’il n’avait pas particulièrement besoin d’arguer de son statut d’inspecteur pour dissimuler ses objectifs. Avec un peu de chance la surveillance de Shaddid ne balayerait pas un niveau aussi bas de recherche. Et même si c’était le cas, il recevrait peut-être les réponses espérées avant qu’elle réagisse.
On ne sait jamais si on a encore des chances de réussir tant qu’on n’a pas tenté le coup. Et puis, il n’avait pas grand-chose à perdre.
Quand la connexion avec le labo s’ouvrit sur son terminal, il sursauta presque. La technicienne était une femme aux cheveux gris et au visage juvénile, par contraste.
— Miller ? Muss est avec vous ?
— Non, elle conduit un interrogatoire.
Il était à peu près sûr que c’était ce que sa coéquipière lui avait dit. La technicienne haussa les épaules.
— Son système ne répond pas, fit-elle. Je voulais vous annoncer que nous avons un résultat pour l’affaire de viol que vous nous avez envoyée. Ce n’est pas le petit ami de la victime. C’est son patron.
— Vous avez fait une demande de mandat ? dit Miller.
— Oui. Il est déjà dans le dossier.
Miller l’afficha : AU NOM DE LA STATION CÉRÈS, HÉLICE-ÉTOILE AUTORISE LA MISE EN DÉTENTION D’IMMANUEL CORVUS DOWD EN ATTENDANT SON JUGEMENT POUR L’INFRACTION À LA SÉCURITÉ CCS-4949231. La signature digitale du juge figurait en vert sur le document. Il sentit un lent sourire s’épanouir sur son visage.
— Merci, dit-il.
Alors qu’il sortait du poste, un membre de la brigade des mœurs lui demanda où il allait. Déjeuner, répondit-il.
Les bureaux du cabinet d’expertise comptable Arranha se trouvaient dans une partie agréable du quartier gouvernemental, secteur 7. Ce n’était pas le terrain de chasse habituel de Miller, mais le mandat était valable dans toute la station. Il marcha droit sur le secrétaire au bureau d’accueil, un Ceinturien à fière allure avec un motif d’étoile explosant brodé sur sa veste, et expliqua qu’il avait besoin de s’entretenir avec Immanuel Corvus Dowd. La peau d’un brun sombre du réceptionniste prit une nuance cendreuse. Miller recula, sans bloquer la sortie, mais en restant près d’elle.
Vingt minutes plus tard, un homme d’un certain âge dans un costume de prix franchit la porte d’entrée, fit halte devant lui et le détailla du regard, des pieds à la tête.
— Inspecteur Miller ? dit l’homme.
— Vous devez être l’avocat de Dowd, fit-il d’un ton enjoué.
— C’est exact, et j’aimerais que…
— Allons, autant ne pas perdre de temps.
Le bureau était propre et austère, avec des murs bleu clair à éclairage intérieur. Dowd était assis derrière une table. Il était assez jeune pour jouer l’arrogance, mais assez vieux pour être effrayé. Miller le salua d’un petit signe de tête.
— Vous êtes bien Immanuel Corvus Dowd ?
— Avant d’aller plus loin, inspecteur, dit l’avocat, mon client est partie prenante dans des négociations de très haut niveau. Sa clientèle compte quelques-unes des personnes les plus importantes dans l’effort de guerre. Avant de proférer la moindre accusation, sachez que je peux décortiquer tous vos propos, ce que je ne manquerai pas de faire, et que si vous commettez une seule erreur, vous en serez tenu responsable.