— Monsieur Dowd, dit Miller, ce que je vais faire est littéralement le seul bon moment de ma journée. Si vous aviez la possibilité de résister à cette arrestation, j’apprécierais vraiment.
— Harry ? fit Dowd d’un ton incertain en regardant son avocat.
L’autre secoua la tête.
De retour dans le véhicule de la police, Miller prit tout son temps. Dowd était menotté à l’arrière, où tout passant pouvait le voir, et il restait silencieux. L’inspecteur sortit son terminal de poche, nota l’heure de l’arrestation, les objections de l’avocat et quelques autres commentaires mineurs. Une jeune femme en tailleur de lin crème marqua un temps d’hésitation avant de pousser la porte du cabinet d’expertise comptable. Miller ne l’identifia pas. Elle n’était pas impliquée dans l’affaire de viol, ou du moins pas l’affaire sur laquelle il travaillait. Ses traits avaient le calme sans expression d’un combattant. Il tourna la tête pour regarder Dowd qui avait baissé la sienne sous l’humiliation. La femme reporta son attention sur Miller. Elle hocha la tête une fois. Merci.
Il répondit de la même manière. Je ne fais que mon boulot.
Elle franchit la porte.
Deux heures plus tard, il termina la paperasserie et envoya Dowd en cellule.
Trois heures et demie plus tard, la première réponse à ses demandes d’infos sur les arrivées dans les spatioports lui parvint.
Cinq heures plus tard, le gouvernement de Cérès s’effondrait.
Malgré la foule de gens qui s’y trouvait, le poste était silencieux. Inspecteurs chevronnés et jeunes enquêteurs, agents de terrain et gratte-papier, gradés et débutants, tous s’étaient rassemblés devant Shaddid. Les cheveux sévèrement tirés en arrière, elle se tenait derrière son pupitre, sur l’estrade. Elle portait son uniforme d’Hélice-Étoile, mais l’insigne en avait été ôté. Sa voix était mal assurée :
— Vous êtes déjà tous au courant, mais à partir de cet instant c’est officiel. En réponse aux requêtes formulées par Mars, les Nations unies suspendent leur supervision et leur… protection sur la station Cérès. C’est une transition en temps de paix. Il ne s’agit pas d’un coup d’État. Je le répète : ce n’est pas un coup d’État. La Terre se retire d’ici, nous ne l’y poussons pas.
— Conneries, madame, cria une voix.
Shaddid leva une main.
— On entend tout et n’importe quoi, reprit-elle. Et je ne veux pas que ça vienne d’un seul d’entre vous. Le gouverneur fera une annonce officielle vers le début de la prochaine rotation, et nous aurons plus de détails alors. À moins que nous apprenions qu’il en est autrement, le contrat d’Hélice-Étoile est toujours valide. Un gouvernement provisoire est en formation, dont les membres seront issus des milieux d’affaires locaux et des syndicats. Nous continuons de représenter la loi sur Cérès, et j’entends que vous vous comportiez conformément à cette mission. Vous serez tous présents pour prendre votre service. Vous arriverez tous à l’heure. Vous agirez avec professionnalisme et dans le cadre de vos attributions habituelles.
Miller coula un regard en biais à Muss. Les cheveux de la jeune femme étaient encore ébouriffés par leur lutte avec l’oreiller. Pour eux deux, il était presque minuit.
— Des questions ? demanda Shaddid sur un ton qui suggérait le contraire.
Qui va payer Hélice-Étoile ? pensa Miller. Quelles lois allons-nous appliquer ? Que sait la Terre qui lui laisse à penser que se retirer du spatioport le plus important de la Ceinture est une décision intelligente ? Qui va négocier notre traité de paix, à présent ?
En voyant son expression, Muss sourit.
— Je crois que nous nous sommes fait entuber, murmura-t-il.
— C’était couru d’avance. Il faut que j’y aille. J’ai un truc à faire.
— Dans le centre ?
Elle ne répondit pas, parce qu’elle n’avait pas à le faire. Cérès n’avait pas de lois. Elle avait une police. Miller retourna chez lui. La station bourdonnait, la pierre diffusant les vibrations d’innombrables accostages, des cœurs des réacteurs, des conduits, des recycleurs et des systèmes pneumatiques. La pierre était vivante, et il avait oublié les signes infimes qui le prouvaient. Six millions de personnes vivaient ici, qui respiraient cet air. Moins que la population d’une ville moyenne sur Terre. Il se demanda si on pouvait les sacrifier sans créer de remous.
Était-ce réellement allé si loin que les planètes intérieures étaient disposées à perdre une station de premier plan ? Il le semblait bien, puisque la Terre abandonnait Cérès. L’APE allait prendre les commandes, que cela plaise ou non. La vacance du pouvoir était trop grande. Mars accuserait l’Alliance d’avoir monté un coup d’État. Et ensuite… Ensuite, quoi ? Ils investiraient la station et instaureraient la loi martiale ? C’était la bonne réponse. Ou bien ils la réduiraient à l’état de poussière avec quelques charges nucléaires ? Il ne pouvait croire à cette éventualité. Il y avait trop d’argent en jeu. À elles seules, les taxes de transit collectées par le spatioport auraient pu alimenter une petite économie nationale. Et même s’il rechignait à l’admettre, Shaddid et Dawes étaient dans le vrai. Cérès sous contrat avec la Terre, voilà ce qui avait représenté le meilleur espoir d’une paix négociée.
Y avait-il sur Terre quelqu’un qui ne voulait pas de cette paix ? Quelqu’un ou quelque chose d’assez puissant pour pousser à agir la bureaucratie congelée des Nations unies ?
— Qu’est-ce que je cherche, Julie ? dit-il au vide devant lui. Qu’est-ce que tu as vu là-bas qui vaut que Mars et la Ceinture s’entretuent ?
La station bourdonnait pour elle-même, un son doux et constant, trop bas pour qu’il entende les voix qui l’habitaient.
Muss ne vint pas travailler le lendemain matin, mais elle lui envoya un message pour prévenir qu’elle aurait du retard. “Nettoyage” était sa seule explication.
En apparence, rien n’avait changé au poste. Les mêmes personnes venaient accomplir les mêmes tâches. Non, ce n’était pas vrai. La tension était vive. Les gens souriaient, riaient, faisaient leur numéro. On avait atteint un pic, un état de panique qui transparaissait derrière le masque trop fin de la normalité. Tout cela ne pouvait pas durer.
Ils étaient tout ce qui séparait encore Cérès de l’anarchie. Ils étaient la loi, et la différence entre la survie de six millions d’âmes et un salopard frappé de folie ouvrant tous les sas ou empoisonnant les circuits de recyclage tenait à trente mille personnes, tout au plus. Des gens comme lui. Peut-être aurait-il dû rallier le mouvement général, se montrer à la hauteur de la situation comme tous les autres. À dire vrai, cette pensée le fatiguait.
Shaddid arriva et lui tapa sur l’épaule. Avec un soupir, il se leva et la suivit. Dawes était une nouvelle fois dans le bureau du capitaine, mais aujourd’hui il semblait ébranlé et en manque de sommeil. Miller le salua de la tête. Shaddid croisa les bras. Son regard était moins dur et accusateur qu’il n’avait l’habitude de le voir.
— Tout ça va être difficile, dit-elle. Ce qui nous attend sera plus dur que tout ce que nous avons déjà connu. J’ai besoin d’une équipe sur laquelle je puisse parier ma vie. Les circonstances sont extraordinaires. Vous comprenez ça ?