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— Je suppose que les pots-de-vin n’auront aucun effet. Vous êtes à votre aise, quand même ? Nous vous avons réservé deux suites qui ont cette même disposition, quoique l’autre ait deux chambres. Je n’étais pas certain de, hem, vos arrangements pour le coucher…, dit Fred, l’air un peu gêné.

— Ne vous faites pas de bile, patronne, vous pouvez partager ma paillasse, dit Amos avec un clin d’œil en direction de Naomi.

Elle se contenta d’un sourire fugace.

— Bon, Fred, nous ne sommes plus en public, dit-elle. Alors répondez aux questions du capitaine, maintenant.

Johnson acquiesça, se leva et se racla la gorge. Il donnait l’impression de mettre de l’ordre dans ses idées. Quand il prit la parole, toute légèreté avait déserté son expression :

— La guerre entre la Ceinture et Mars est un suicide. Même si tous les prospecteurs d’astéroïdes de la Ceinture étaient armés, nous ne serions pas de taille face à la Flotte martienne. Nous réussirions sans doute à détruire quelques-unes de leurs unités par la ruse et des attaques-suicides, et Mars se sentirait peut-être obligé d’anéantir une de nos stations avec des missiles nucléaires pour remettre les pendules à l’heure. Mais nous pouvons fixer des charges chimiques à quelques centaines de cailloux de la taille de lits superposés et déclencher l’Armageddon en les faisant pleuvoir sur les dômes des cités martiennes.

Il se tut un moment, comme s’il cherchait ses mots, et se rassit sur sa chaise.

— Tous les chantres de la guerre ne pensent pas à ça. C’est l’éléphant dans le magasin de porcelaine. Quiconque ne passe pas sa vie dans un vaisseau spatial est par définition vulnérable. Tycho, Éros, Pallas, Cérès. Les stations ne peuvent pas esquiver des missiles tirés sur elles. Et avec tous les citoyens ennemis qui vivent au fond d’énormes puits de gravité, nous n’avons pas à viser avec une grande précision. Einstein avait raison. La prochaine guerre se fera à coups de cailloux. Mais les cailloux de la Ceinture transformeront la surface de Mars en une mer en fusion.

“Jusqu’ici, tout le monde joue la modération, et on ne tire que sur des vaisseaux. C’est très bien élevé. Mais tôt ou tard un camp ou l’autre sera obligé d’en venir à des actes désespérés.

Holden se pencha en avant, et en frottant contre le faux cuir du fauteuil la surface lisse de sa tenue produisit un couinement assez inconvenant. Cela ne fit rire personne.

— Je suis d’accord avec vous sur ce point. Quel rapport avec nous ?

— Trop de sang a déjà été versé.

Holden revit la fin de Shed, et il réprima une grimace.

— Le Canterbury, continua Johnson. Le Donnager. Les gens ne vont pas oublier ce qui est arrivé à ces vaisseaux et à ces milliers de personnes innocentes.

— On dirait que vous venez de rejeter les deux seules options, chef, fit Alex. Pas de guerre, pas de paix.

— Non : il y a une troisième possibilité. Une société civilisée dispose d’une autre manière de régler ce genre de situation. Un procès pénal.

Le reniflement railleur d’Amos retentit dans la pièce. Holden lui-même dut se retenir pour ne pas sourire.

— Bordel, vous êtes sérieux, là ? dit le mécanicien. Et comment faites-vous pour intenter un procès à un putain de vaisseau furtif martien ? Vous interrogez tous les vaisseaux furtifs sur leur emploi du temps, et vous vérifiez leur alibi ?

— Attendez, dit Fred. Cessez de considérer la destruction du Canterbury comme un acte de guerre. C’était un crime. Actuellement, les gens réagissent de façon excessive, mais quand la situation leur apparaîtra telle qu’elle est, ils se calmeront. Dans les deux camps on voit bien où cette situation nous mène, et chacun cherche une autre porte de sortie. Il y a une solution qui consiste à ce que les éléments les plus pondérés enquêtent sur ces événements, négocient une autorité conjointe et s’accordent pour définir les responsabilités de telle ou telle partie. Un procès. C’est la seule issue qui ne débouche pas sur des millions de morts et l’effondrement de l’infrastructure humaine.

Holden haussa les épaules, un mouvement à peine perceptible sous son épaisse combinaison.

— Donc on se dirigerait vers un procès. Vous n’avez toujours pas répondu à ma question.

Fred pointa le doigt sur Holden, puis sur chacun des membres de son équipage.

— Vous êtes l’atout en réserve. Vous quatre êtes les seuls témoins oculaires de la destruction des deux vaisseaux. Quand le procès commencera, j’aurai besoin de vous et de vos dépositions. J’exerce déjà une certaine influence auprès de nos contacts politiques, mais vous pouvez me permettre de décrocher un siège à la table des négociations. Il en découlera toute une série inédite de traités entre la Ceinture et les planètes intérieures. Nous pouvons concrétiser en quelques mois ce que je rêve d’accomplir depuis des dizaines d’années.

— Et vous voulez vous servir de notre valeur en tant que témoins pour vous immiscer dans le processus afin que ces traités correspondent à ce que vous souhaitez qu’ils soient, dit Holden.

— Oui. Et je suis disposé à vous offrir ma protection, un refuge et le confort de cette station le temps qu’il faudra pour en arriver à ce résultat.

Holden inspira longuement, puis il se leva et commença à défaire sa combinaison.

— Ouais, d’accord. C’est juste assez intéressé pour que je le croie, déclara-t-il. Installons-nous.

* * *

Elle était en plein karaoké. Rien que l’idée donnait le tournis à Holden. Naomi. Un karaoké. Même en prenant en compte tout ce qui leur était arrivé pendant le mois écoulé, la jeune femme sur scène, un micro dans une main et une sorte de Martini fuchsia dans l’autre, beuglant un hymne punk ceinturien des Moldy Filters, constituait le spectacle le plus étrange qu’il lui ait été donné de voir. Elle termina sur de maigres applaudissements et quelques sifflets, descendit de l’estrade en vacillant et vint s’effondrer en face de lui dans le box.

Elle leva son verre dans un mouvement qui renversa la moitié du contenu sur la table, et avala le reste d’un trait.

— Alors, vous en avez pensé quoi ? demanda-t-elle en faisant signe au barman pour qu’il la resserve.

— C’est génial, répondit-il.

— Non, franchement.

— C’était franchement une des pires versions d’une des plus horribles chansons que j’aie entendues.

— Pff, fit-elle, irritée, en secouant la tête.

Ses cheveux noirs retombaient devant son visage, et quand le serveur lui apporta un autre Martini de couleur vive, elle concentra tous ses efforts sur son verre. Elle releva le rideau de ses cheveux d’une main et le maintint au-dessus de sa tête tandis qu’elle buvait.

— Vous ne comprenez pas, dit-elle. C’est censé être horrible. C’est le but de la manœuvre.

— Alors c’était la meilleure version de cette chanson que j’aie entendue, admit Holden.

— Absolument, fit-elle en fouillant le bar du regard. Où sont passés Amos et Alex ?

— Amos a fait une conquête qui, j’en suis à peu près sûr, est la pute la plus chère de la station. Alex est au fond de la salle, il joue aux fléchettes. Il a clamé haut et fort qu’à ce jeu les Martiens sont imbattables. J’imagine qu’ils vont le tuer et le jeter par un sas.

Une autre chanteuse était sur scène et susurrait une sorte de ballade vietnamienne. Naomi l’observa un moment en sirotant sa boisson, puis lâcha :

— Peut-être que nous devrions aller le sauver.

— Lequel ?

— Alex. Pourquoi Amos aurait-il besoin d’être sauvé ?

— Parce qu’il a dit à cette pute de luxe que tous les frais seraient à la charge de Fred, j’en suis sûr.