— Montons une opération commando, alors : nous pouvons les sauver tous les deux, dit Naomi avant de vider son verre. Mais il me faut un peu plus de carburant de sauvetage.
Elle voulut fait signe au barman, mais Holden lui saisit le poignet et reposa sa main sur la table.
— Peut-être que nous devrions plutôt aller prendre un peu l’air.
Le rouge de la colère monta brusquement aux joues de Naomi et disparut aussi vite. Elle dégagea sa main.
— Allez prendre l’air, vous. Moi, je viens d’avoir deux vaisseaux et un tas d’amis qui ont été pulvérisés sous mes yeux, et j’ai passé trois semaines à ne rien faire pour échouer ici. Alors non. Je vais me prendre un autre verre, et ensuite je repasserai sur scène. Le public m’adore.
— Et notre mission de sauvetage ?
— C’est une cause perdue. Amos finira assassiné par les putes de l’espace, mais au moins il mourra comme il a vécu.
Elle poussa des deux mains sur la table pour se lever, alla prendre son Martini au bar et se dirigea vers la scène du karaoké. Holden la suivit du regard, puis termina le scotch qu’on lui avait servi deux heures plus tôt. Il se leva à son tour.
Pendant un moment il eut alors la vision de Naomi et lui rentrant dans la suite en titubant et s’écroulant sur le lit. Au matin, il se serait détesté d’avoir ainsi profité de la situation, mais il l’aurait quand même fait. Naomi l’observait de l’estrade, et il se rendit compte qu’il la regardait fixement. Il lui adressa un petit signe de la main et marcha vers la sortie, avec pour seule compagnie des fantômes. Ade, le commandant McDowell, Gomez, Kelly, Shed…
La suite était confortable, immense et déprimante. Cinq minutes à peine après s’être étendu sur le lit, il se releva et sortit. Il arpenta les couloirs pendant une demi-heure, emprunta les branches latérales qui menaient à d’autres parties de l’anneau. Il trouva un magasin d’électronique, une maison de thé, et ce qui à y regarder de plus près se révéla un bordel de luxe. Il déclina le menu vidéo que la réceptionniste lui proposait et reprit son vagabondage, non sans se demander si Amos ne se trouvait pas à l’intérieur de cet établissement.
Il parcourait une allée identique aux autres quand il croisa un groupe d’adolescentes. Elles ne semblaient pas avoir plus de quatorze ans, mais elles étaient déjà aussi grandes que lui. Elles se turent en arrivant à sa hauteur, mais éclatèrent de rire et pressèrent le pas dès qu’il fut passé. Tycho était une ville où soudain il se sentait étranger, sans but précis.
Il ne fut pas surpris quand il leva les yeux et découvrit qu’il était arrivé devant l’ascenseur desservant les quais d’accostage. Il entra dans la cabine, enfonça la touche correspondante et se souvint juste à temps d’activer ses semelles magnétiques pour éviter d’être arraché du sol quand la gravité changea subitement et disparut.
Même s’il ne possédait la corvette que depuis trois semaines, il eut l’impression en montant à bord du Rossinante qu’il rentrait chez lui. Par de petites touches sur l’échelle, il s’éleva jusqu’au cockpit. Il se glissa dans le siège du copilote, se sangla et ferma les yeux.
Le vaisseau était plongé dans le silence. Avec le réacteur éteint, et personne d’autre à bord, il n’y avait pas le moindre mouvement. Le conduit flexible reliant le Rossi à la station ne transmettait quasiment aucune vibration à l’appareil. Holden pouvait fermer les yeux, se laisser aller dans son harnais et se déconnecter de tout ce qui l’entourait.
Ce moment aurait été une plage paisible si, depuis un mois, chaque fois qu’il fermait les yeux, les lumières fantomatiques qui s’affaiblissaient derrière ses paupières n’avaient pas pris l’apparence d’Ade lui adressant un clin d’œil avant de disparaître comme de la poussière dans le vent. La voix au fond de sa tête était celle de McDowell qui tentait jusqu’à la dernière seconde de sauver son vaisseau. Il se demanda s’ils viendraient toujours le hanter dès qu’il aurait un moment de repos.
Il se remémorait les vétérans qu’il avait connus quand il servait dans la Flotte. Des condamnés à perpétuité endurcis, capables de dormir profondément alors qu’à deux mètres de là leurs camarades jouaient bruyamment au poker ou regardaient des vidéos avec le son réglé au maximum. À l’époque il avait cru que c’était un comportement acquis, que leur corps et leurs sens s’étaient adaptés pour profiter d’un peu de repos dans un environnement ne leur offrant aucun répit. À présent il se demandait si ces vétérans ne trouvaient pas préférable ce bruit constant. Une manière de garder à l’écart leurs camarades perdus. Une fois à la retraite, ils rentraient sans doute chez eux et ne dormaient plus jamais. Il rouvrit les yeux et regarda fixement le voyant vert de contrôle qui clignotait sur la console de pilotage.
C’était la seule source lumineuse dans l’habitacle, et elle n’éclairait rien. Mais le rythme de sa fréquence avait quelque chose de réconfortant. Comme le pouls paisible du vaisseau.
Fred avait raison, se dit-il : un procès était la solution qu’il fallait espérer. Mais il voulait mettre cet appareil furtif dans le viseur des canons d’Alex. Il voulait que cet équipage inconnu vive ce moment terrifiant, quand toutes les contre-mesures ont échoué, que les missiles ne sont plus qu’à quelques secondes de l’impact et que rien, absolument rien ne peut les arrêter.
Il voulait qu’ils poussent le même son d’effroi qu’il avait entendu d’Ade.
Pendant un temps, il fit jouer aux fantômes dans sa tête des scénarios violents de vengeance. Quand ces créations mentales cessèrent d’avoir de l’effet, il flotta jusqu’au pont du personnel, se sangla sur sa couchette et essaya de dormir. Les recycleurs d’air du Rossinante lui murmurèrent une berceuse, sur fond de silence.
20
Miller
Miller était assis dans un café ouvert sur le haut tunnel devant lui. L’herbe de la pelouse commune était haute et d’un vert pâle, et la voûte du tunnel luisait d’un blanc rassemblant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. La station Cérès avait largué les amarres. La mécanique orbitale et l’inertie la conservaient physiquement là où elle avait toujours été, mais les histoires la concernant avaient changé. Les systèmes de défense rapprochée étaient les mêmes. La résistance à la tension des portes anti-explosion du spatioport était la même. Le bouclier éphémère de son statut politique était le seul atout qu’ils avaient perdu, et il représentait tout.
Miller se pencha sur la table et but une gorgée de café.
Des enfants jouaient sur la pelouse. Il les voyait comme des enfants, mais il se souvint qu’à leur âge il se considérait déjà comme adulte. Quinze, seize ans. Ils portaient le brassard de l’APE. Les garçons parlaient fort et avec colère de tyrannie et de liberté. Les filles les regardaient plastronner. L’ancestrale histoire animale, la même, que ce soit sur un caillou tournant sur lui-même au milieu du vide ou dans une réserve pour chimpanzés ridiculement petite sur Terre. Même dans la Ceinture, la jeunesse conférait l’invulnérabilité, l’immortalité, cette conviction inébranlable que pour vous les choses seraient différentes. Les lois de la physique vous épargneraient, les missiles ne frapperaient jamais, l’air ne s’échapperait jamais en sifflant pour ne laisser que le néant. Peut-être pour d’autres gens – les vaisseaux de combat rassemblés de l’APE, les transports d’eau, les hélicos martiens, le Scopuli, le Canterbury, le Donnager, les centaines d’autres appareils qui avaient disparu dans des accrochages depuis que le système solaire s’était transformé en champ de bataille –, mais pas pour vous. Et quand la jeunesse avait été assez chanceuse pour survivre à son optimisme, Miller s’était retrouvé avec seulement un peu de peur, un peu d’envies, et la sensation écrasante de la fragilité de la vie. Mais il avait l’équivalent de trois mois de salaire sur son compte, beaucoup de temps libre, et le café n’était pas mauvais.