— Vous désirez autre chose, monsieur ? s’enquit le serveur.
Il ne semblait pas plus âgé que les adolescents sur la pelouse. Miller secoua la tête.
Cinq jours s’étaient écoulés depuis qu’Hélice-Étoile avait mis un terme à son contrat. Le gouverneur de Cérès était parti clandestinement à bord d’un transport avant que la nouvelle se répande. L’Alliance des Planètes extérieures avait annoncé l’inclusion de Cérès au sein des propriétés qu’elle détenait officiellement, et personne n’avait élevé d’objection. Miller avait passé son premier jour de chômage à s’enivrer, mais sa beuverie lui avait laissé une impression étrange de routine professionnelle. Il s’était immergé dans l’alcool parce que l’exercice lui était familier, et parce que c’était ce que vous faisiez lorsque vous veniez de perdre la carrière qui vous définissait.
Le deuxième jour, il avait enduré la gueule de bois. Le troisième, il avait commencé à s’ennuyer. Dans toute la station, les forces de sécurité effectuaient le genre de démonstration auquel il s’était attendu, pour assurer préventivement le maintien de la paix. Les quelques protestations et autres rassemblements politiques furent étouffés rapidement et sans douceur, et les citoyens de Cérès ne s’y intéressèrent guère. Ils avaient les yeux fixés sur leurs écrans, sur la guerre. Quelques voisins au crâne ouvert qu’on jetait en prison sans inculpation, voilà qui était négligeable. Et Miller ne fut personnellement responsable d’aucune de ces arrestations.
Au quatrième jour, il consulta son terminal et constata que quatre-vingts pour cent de ses demandes de renseignements lui étaient parvenues avant que Shaddid ne coupe son accès. Plus d’un millier d’entrées concernant les mouvements de vaisseaux, et n’importe laquelle pouvait représenter l’unique piste menant à Julie Mao. Pour l’instant, aucun missile nucléaire martien n’était en chemin pour pulvériser Cérès. La station n’avait pas reçu d’ultimatum exigeant sa reddition. Pas de débarquement de troupes. Tout pouvait changer l’instant suivant, mais en attendant Miller buvait du café et examinait les enregistrements de vaisseaux, à raison d’un tous les quarts d’heure environ. Si Holden était le dernier inscrit, il estimait le trouver dans à peu près six semaines.
L’Adrianopole, un prospecteur de troisième génération, s’était posé sur Pallas dans la fenêtre temporelle délimitée. Holden étudia l’enregistrement et s’irrita une fois de plus devant le peu de renseignements qu’offrait le document en comparaison des bases de données de la sécurité. Propriétaire : Strego Anthony Abramowitz. Huit signalements pour entretien inférieur aux normes, interdit d’accès sur Éros et Cérès car représentant un danger pour le spatioport. Un imbécile et un accident prévisible, mais le plan de vol paraissait valide et l’historique de l’appareil assez fourni pour ne pas sentir l’invention. Miller effaça cette entrée.
Le Badass Motherfucker, un transport de marchandises dont le circuit en triangle passait par Luna, Ganymède et la Ceinture. Possession de MYOFB Corporation, basée sur Luna. Un coup d’œil aux données publiques de Ganymède révéla qu’il avait quitté le spatioport à l’heure enregistrée mais qu’il n’avait pas pris la peine de déposer un plan de vol. Miller tapota l’écran d’un ongle. Ce n’était pas exactement ainsi qu’il aurait essayé de voler sous les radars. N’importe qui détenant une parcelle d’autorité aurait alpagué cet appareil par simple plaisir. Il effaça cette entrée.
Le bip de son terminal lui annonça un message. Il bascula sur la fonction “réception”. Sur la pelouse, une des filles poussa un cri aigu et les autres s’esclaffèrent. Un moineau passa, ses ailes bruissant dans la brise constante que créaient les recycleurs.
Havelock avait meilleure mine que lorsqu’il était sur Cérès. Un air plus épanoui. Les cernes noirs sous ses yeux s’étaient estompés, et les contours de son visage s’étaient subtilement adoucis, comme si la nécessité de prouver sa valeur dans la Ceinture avait modifié son ossature et qu’il revenait maintenant à son apparence normale.
— Miller ! dit l’enregistrement. J’ai appris que la Terre lâchait Cérès juste avant de recevoir ton message. Pas de chance. Désolé que Shaddid t’ait sacqué. Entre nous, c’est une abrutie prétentieuse. J’ai entendu dire que la Terre faisait tout pour rester en dehors du conflit, y compris en abandonnant toute station qui risquerait de devenir l’objet d’un litige. Tu sais bien comment c’est. Quand tu as un pitbull sur ta gauche et un rottweiller sur ta droite, la première chose que tu fais, c’est laisser tomber ton steak.
Miller salua l’image d’un petit rire.
— J’ai signé avec la sécurité de Protogène. C’est un genre d’armée privée au service d’une méga-entreprise, mais le salaire mérite qu’on supporte leurs illusions de grandeur. Le contrat est censé être pour Ganymède, mais avec le bordel qui se prépare, qui sait où je vais me retrouver ? Il se trouve que Protogène a un centre d’entraînement dans la Ceinture. Je n’en avais encore jamais entendu parler, mais d’après ce qu’on raconte c’est du genre gymnase. Je sais qu’ils continuent de recruter, et je serais heureux de leur glisser un mot pour toi. Tu me donnes ton feu vert et je te mettrai en contact avec le responsable du recrutement, ce qui te permettra de quitter ce caillou de malheur.
Havelock sourit.
— Prends soin de toi, partenaire, conclut le Terrien. On reste en contact.
Protogène. Pinkwater. Al Abbiq. Des sociétés proposant des forces de sécurité que les grandes entreprises transorbitales utilisaient comme autant d’armées privées ou de contingents mercenaires, et dont ils louaient les services selon leurs besoins. AnnanSec assurait la sécurité sur Pallas depuis des années, mais elle était basée sur Mars. L’APE embauchait probablement dans ce secteur, mais l’Alliance ne le prendrait certainement pas.
La dernière fois qu’il avait cherché du travail remontait à des années. Il s’était cru définitivement à l’abri de ce genre de démarche toujours ardue, s’imaginant qu’il finirait ses jours sous contrat dans les forces de sécurité de la station Cérès. Maintenant que les événements l’avaient éjecté de son poste, tout reprenait un caractère flottant étrange. Comme le temps qui sépare le coup reçu et la sensation de la douleur. Il fallait qu’il trouve un autre boulot. Il fallait qu’il fasse plus qu’envoyer quelques messages à ses anciens partenaires. Il y avait les bureaux de placement. Des bars sur Cérès où on engagerait un ex-flic comme videur. Et des secteurs d’activité nébuleux qui seraient heureux de compter dans leurs rangs quiconque pourrait leur donner un vernis de légalité.
La dernière chose à faire était de se prélasser dans un bar, à reluquer des filles dans un parc et à traquer les pistes dans une affaire qu’il n’avait jamais été supposé résoudre.
Le Dagon était arrivé sur Cérès un peu avant la fenêtre temporelle qu’il avait délimitée. Propriété de Glapion Collective, c’était presque à coup sûr une couverture pour l’APE, il l’aurait parié. Ce qui en faisait un candidat très valable. Sauf que le plan de vol avait été enregistré ici quelques heures seulement après la destruction du Donnager, et que les données de son départ de Io paraissaient conformes. Miller l’archiva dans un dossier réservé aux vaisseaux méritant un second examen.