Le Rossinante, qui appartenait à la holding du Courant silencieux, sur Luna, était un transport de gaz qui s’était posé sur Tycho quelques heures avant la fin de la fenêtre temporelle des arrivées. Le Courant silencieux était une entité commerciale de taille moyenne sans lien évident avec l’APE, et son plan de vol depuis Pallas était plausible. Miller posa le doigt sur la touche d’effacement, suspendit son geste et retira sa main.
Pourquoi un transport de gaz effectuait-il le trajet entre Pallas et Tycho ? Les deux stations étaient consommatrices de gaz. Aller d’un consommateur à un autre sans passer par un endroit où s’approvisionner constituait une excellente façon de ne même pas couvrir les frais de transit. Il entra une requête pour obtenir le plan de vol qui avait amené le Rossinante à Pallas depuis son point de départ, et attendit. Si l’enregistrement était archivé dans les serveurs de Cérès, sa demande devrait être satisfaite en une minute ou deux, tout au plus. L’estimation qui s’afficha était d’une heure et demie, ce qui signifiait que sa demande était reroutée vers les systèmes d’enregistrement de Pallas. L’information ne figurait pas dans les archives de Cérès. Miller se caressa le menton. Le chaume qui y avait poussé en cinq jours commençait à ressembler à une barbe. Il se sentit sourire. Rossinante. Le cheval de Don Quichotte.
— C’est toi, Holden ? murmura-t-il à l’écran de son terminal. Tu te bats contre des moulins à vent ?
— Monsieur ? dit le serveur.
Il le congédia d’un geste.
Il restait des centaines d’entrées à examiner, et plusieurs dizaines à revoir dans le dossier où il avait rangé les cas lui laissant un doute. Il les ignora et se concentra sur l’entrée de Tycho, comme si par la seule puissance de sa volonté il allait faire apparaître des informations complémentaires sur l’écran. Puis, lentement, il bascula sur le message d’Havelock, enfonça la touche de réponse et regarda fixement la tête d’épingle noire qu’était la caméra de son terminal.
— Salut, partenaire, dit-il. Merci pour la proposition. Il se pourrait que je te prenne au mot, mais j’ai quelques petites bizarreries à éclaircir avant de sauter le pas. Tu sais comment c’est. Si tu pouvais me rendre un service, par contre… J’ai besoin de retracer le parcours d’un vaisseau, et je ne peux plus travailler que sur les bases de données publiques, sans compter que Cérès risque d’être déjà en guerre avec Mars. Qui sait, si tu vois ce que je veux dire. Bref, si tu peux mettre en priorité les recherches de ses plans de vol, passe-moi un mot au cas où ça donnerait quelque chose… Je te devrai une bière.
Il marqua une pause. Il fallait sans doute ajouter quelque chose.
— Prends soin de toi, partenaire.
Il revisionna son message. Sur l’écran, il paraissait fatigué, son sourire lui semblait un peu forcé, sa voix un peu plus haut perchée qu’elle n’avait sonné à ses oreilles. Mais il avait dit ce qu’il voulait dire. Il envoya.
C’était ce à quoi il se trouvait réduit. Plus d’accès au central de la sécurité, son arme de service confisquée – même s’il en conservait deux non déclarées chez lui –, et avec des problèmes d’argent imminents. Il fallait qu’il ruse, qu’il demande des services pour des choses qu’il obtenait sans effort auparavant, qu’il utilise au mieux les moindres avantages du système. En le transformant en ex-flic, on avait fait de lui une souris. N’empêche, se dit-il, pour une souris, c’est du bon boulot.
Une détonation claqua, puis des voix rageuses retentirent. Sur la pelouse, les adolescents cessèrent leurs jeux et se figèrent. Miller se mit debout. Il aperçut de la fumée, mais pas de flammes. La brise s’accentua quand les recycleurs d’air de la station augmentèrent leur puissance pour aspirer les particules afin que les senseurs ne détectent pas un risque d’extension d’un feu. Trois coups de feu se succédèrent rapidement, et les voix s’unirent en un chant rageur. Miller ne put comprendre les paroles, mais le rythme lui apprit tout ce qu’il voulait savoir. Il ne s’agissait pas d’un sinistre, d’un incendie ou d’un incident technique. Un début d’émeute, tout simplement.
Les ados se dirigeaient vers la source du vacarme. Miller en saisit une par le coude. Elle ne devait pas avoir plus de seize ans. Elle avait les yeux très sombres, presque noirs, et un visage en cœur.
— N’allez pas par là, dit-il. Rassemblez vos amis et partez dans la direction opposée.
Elle le toisa, regarda sa main sur son bras, puis tourna la tête vers la source du bruit.
— Vous ne pouvez rien faire pour aider, dit-il.
Elle se dégagea d’une saccade.
— Il faut bien essayer, non ? répondit-elle. Podría intentar, vous savez.
Vous pourriez essayer, vous aussi.
— C’est ce que je viens de faire, dit Miller.
Il rangea le terminal dans son étui et s’éloigna. Derrière lui, le grondement de l’émeute s’amplifiait. Mais il se dit que la police saurait s’en occuper.
Durant les quatorze heures suivantes, le réseau d’information signala cinq émeutes dans la station et quelques dommages structurels mineurs. Quelqu’un dont il n’avait jamais entendu parler annonça un couvre-feu en trois phases : les gens se trouvant hors de leur domicile deux heures avant ou après leurs horaires de travail courraient le risque d’être arrêtés. Ceux qui menaient la danse à présent pensaient pouvoir claquemurer six millions de personnes et imposer la stabilité et la paix. Il se demanda ce que Shaddid pensait de cette attitude.
En dehors de Cérès, la situation se dégradait. Les laboratoires d’astronomie sur Triton avaient été occupés par un groupe de prospecteurs sympathisants de l’APE. Ils avaient recalibré tout le matériel de recherche sur l’intérieur du système solaire et avaient diffusé la position de chaque vaisseau martien ainsi que des images en haute définition de la surface de Mars, jusqu’aux femmes qui bronzaient seins nus dans les parcs, sous les dômes. Une rumeur prétendait qu’une salve de missiles nucléaires avait été tirée en direction des labos et que la station entière ne serait plus qu’un nuage de poussière brillante dans moins d’une semaine. L’imitation par la Terre d’un temps de réaction digne d’un escargot connaissait une accélération progressive, et les entreprises basées sur Luna et la Terre redescendirent au fond du puits de gravité. Pas toutes, pas même la moitié, mais un assez grand nombre pour que le message soit compréhensible : Laissez-nous à l’écart. Mars appelait à la solidarité. La Ceinture appelait à la justice ou, plus fréquemment encore, disait au berceau de l’humanité d’aller se faire foutre.
La situation n’était pas encore hors de toute maîtrise, mais elle s’aggravait. Encore quelques incidents et la façon dont tout avait commencé n’aurait plus aucune espèce d’importance. Les enjeux ne comptaient pas. Mars savait que la Ceinture ne pouvait pas l’emporter, et la Ceinture était consciente de n’avoir rien à perdre. C’était une recette de mort à une échelle que l’humanité n’avait jamais connue.
Et, tout comme Cérès, Miller n’y pouvait pas grand-chose. Mais il pouvait trouver Holden, découvrir ce qui était arrivé au Scopuli, suivre les indices et remonter jusqu’à Julie Mao. Il était inspecteur. Enquêter était sa spécialité.
Pendant qu’il rangeait son appartement et se débarrassait des choses inutiles amassées pendant des dizaines d’années, il lui parla. Il essaya d’expliquer pourquoi il avait tout laissé tomber pour la retrouver. Après sa découverte du Rossinante, il pouvait difficilement éviter le terme chevaleresque.