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Sa Julie imaginaire riait, ou était émue. Elle pensait qu’il était un homme triste, pathétique, puisque la traquer était tout ce qu’il avait pu dénicher qui s’approchait le plus d’un but dans sa vie. Elle s’emportait et l’accusait d’être une marionnette aux mains de ses parents. Elle sanglotait et passait les mains autour de son cou. Elle s’asseyait avec lui dans un salon d’observation fantasmatique pour contempler les étoiles.

Il fourra tout ce qu’il avait dans un sac à bandoulière. Deux jeux de vêtements de rechange, ses papiers, son terminal de poche. Une photo de Candace prise en des jours meilleurs. Toutes les sorties papier du dossier Julie qu’il avait tirées avant que Shaddid n’efface les données de son ordinateur, dont trois photos de la jeune fille. Il songea que tout ce qu’il avait vécu aurait dû laisser plus de traces, puis il se ravisa. C’était probablement aussi bien.

Sans se soucier du couvre-feu, il consacra un dernier jour à sillonner la station pour faire ses adieux aux quelques personnes qui, pensait-il, lui manqueraient, et à qui, peut-être, il manquerait. À sa grande surprise, Muss, qu’il trouva tendue et mal à l’aise dans un bar fréquenté par les policiers, versa une larme et l’étreignit si fort qu’il en eut mal aux côtes.

Il retint une place sur un transport en partance pour Tycho, ce qui lui coûta un quart de ce qui lui restait. Il se dit, et ce n’était pas la première fois, qu’il lui faudrait retrouver très vite Julie, faute de quoi il devrait prendre un emploi pour payer ses frais pendant l’enquête. Mais il n’en était pas encore là, et l’univers était devenu tellement instable que toute planification à long terme n’était qu’une amère plaisanterie.

Comme pour le prouver, son terminal bipa alors qu’il faisait la queue pour embarquer dans le transport.

— Salut, partenaire, dit Havelock. Ce service dont tu m’as parlé ? J’ai une piste. Ton colis vient d’enregistrer un plan de vol pour Éros. Je t’envoie les données accessibles au public. J’aurais bien voulu t’en donner plus, mais ces types chez Protogène ne sont pas coulants. J’ai parlé de toi à la responsable du recrutement, et elle a paru intéressée. Alors tiens-moi au courant, d’accord ? On se rappelle bientôt.

Éros.

Magnifique.

Miller fit un signe de tête à la femme derrière lui, quitta la file et se dirigea vers la borne interactive la plus proche. Le temps que l’écran s’ouvre, l’embarquement pour Tycho se terminait. Miller rendit son ticket, obtint un avoir et dépensa un tiers de ce qui restait sur son compte pour acheter une place sur un transport à destination d’Éros. Mais cela aurait pu être pire. À quelques minutes près, s’il n’avait pas reçu cet appel, il se serait retrouvé en route pour Tycho. Il ferait mieux de penser en termes de chance, et non de malchance.

La confirmation de sa réservation lui parvint par un tintement pareil à un triangle frappé en douceur.

— J’espère que je ne me trompe pas, dit-il à Julie. Si Holden n’est pas là-bas, je vais me sentir très bête.

Dans son esprit, elle répondit d’un sourire triste.

Vivre, c’est prendre des risques, dit-elle.

21

Holden

Les vaisseaux étaient exigus, l’espace toujours précieux, et même à bord de monstres tels que le Donnager les coursives et les compartiments étaient minuscules et inconfortables. Sur le Rossinante, les seuls endroits où Holden pouvait écarter les bras sans toucher les deux cloisons étaient la coquerie et la soute. Aucune personne voyageant pour vivre ne souffrait de claustrophobie, mais le prospecteur ceinturien le plus endurci connaissait la tension croissante qui accompagnait le fait d’être coincé à bord. C’était la réaction atavique de l’animal pris au piège, l’évidence subconsciente qu’il n’y avait littéralement nulle part où aller ailleurs que dans les endroits visibles d’où vous vous veniez. La descente du vaisseau en arrivant au spatioport procurait une soudaine et parfois étourdissante évacuation de cette tension.

Souvent, elle se traduisait par une beuverie.

Comme la plupart des marins professionnels, Holden avait parfois conclu de longs voyages en se saoulant jusqu’à atteindre un état d’hébétude. Plus d’une fois il s’était aventuré dans un bordel et n’en était ressorti que parce qu’on le jetait dehors avec un compte vide, l’entrejambe douloureux et une prostate aussi sèche que le désert du Sahara. Aussi, quand Amos entra en titubant dans la pièce, au bout de trois jours, Holden sut très exactement ce qu’éprouvait le mécanicien.

Alex et lui étaient affalés sur le canapé et regardaient les infos. Deux experts habitués de l’écran discutaient des actions ceinturiennes en recourant à des mots tels que criminel, terroriste et sabotage. C’était une chaîne d’information martienne. Avec un grognement de mépris, Amos se laissa choir à côté d’eux. Holden coupa le son.

— Alors, la virée à terre a été agréable, matelot ? dit-il avec un petit sourire.

— Je ne boirai plus jamais, maugréa le mécano.

— Naomi est allée chercher du ravitaillement à ce restau de sushis, dit Alex. Du bon poisson cru enveloppé dans de fausses algues.

Amos grogna encore.

— Ce n’est pas très sympa, Alex, remarqua Holden. Laissons le foie de cet homme mourir en paix.

La porte de la suite s’ouvrit de nouveau, et Naomi fit son apparition, les bras chargés d’une pile de boîtes blanches.

— Le repas est servi, annonça-t-elle.

Alex ouvrit toutes les boîtes et distribua de petites assiettes jetables.

— Chaque fois que c’est à votre tour de rapporter à manger, vous choisissez ces rouleaux de saumon. Ça trahit un manque cruel d’imagination, dit Holden en déposant plusieurs sushis sur son assiette.

— J’aime bien le saumon, rétorqua Naomi.

Pendant qu’ils mangeaient, le calme revint dans la pièce, troublé seulement par le cliquetis des baguettes en plastique et le son léger des mets trempés dans le wasabi et la sauce de soja. Quand toute la nourriture eut disparu, Holden frotta ses yeux devenus humides à cause de la chaleur qui agressait ses sinus, et il abaissa au maximum le dossier du fauteuil où il venait de prendre place. Amos se servit d’une baguette pour se gratter sous son plâtre.

— Vous avez bossé comme des chefs pour me poser ça, dit-il. En ce moment, c’est la partie de mon corps qui est la moins douloureuse.

Naomi prit la télécommande dans la poche de l’accoudoir du siège d’Holden, remit le volume et commença à passer d’une chaîne à l’autre. Alex ferma les yeux et s’avachit doucement sur la causeuse, mains croisées sur le ventre, avec un soupir de contentement. Holden éprouva une irritation aussi subite qu’irrationnelle en voyant son équipage aussi à l’aise.

— Personne n’en a assez de téter au sein de Fred ? demanda-t-il. Moi, je sais que oui.

— Mais de quoi vous parlez, bordel ? dit Amos en secouant la tête. Je commence tout juste à apprécier.

— Ce que je veux dire, c’est : combien de temps allons-nous traîner à Tycho, à nous saouler, nous taper des prostituées et nous goinfrer de sushis sur le compte de Fred ?

— Aussi longtemps que je le pourrais ? proposa Alex.

— Vous avez un meilleur plan, donc, dit Naomi.

— Je n’ai aucun plan, mais je veux revenir dans le jeu. Nous débordions d’une colère et de rêves de vengeance justifiés en arrivant ici, et quelques pipes et quelques cuites plus tard, c’est comme s’il ne s’était rien passé.