— Euh, la vengeance a besoin d’une cible précise pour s’exercer, chef, fit remarquer Alex. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, nous avons un léger manque de ce côté-là.
— Ce vaisseau furtif est toujours là, quelque part. Ceux qui ont ordonné le tir aussi, répliqua Holden.
— Alors on repart et on décrit une spirale de plus en plus grande jusqu’à ce qu’on croise sa trajectoire ? demanda Alex.
Naomi rit et lui lança un sachet de sauce de soja.
— Je ne sais pas ce que nous devrions faire, avoua Holden, mais je vais finir par devenir dingue à force de rester assis ici pendant que ceux qui ont détruit notre vaisseau poursuivent leurs activités, quelles qu’elles soient.
— Nous sommes arrivés il y a trois jours seulement, dit Naomi. Nous méritons amplement ces lits moelleux, cette nourriture correcte et une chance de décompresser un peu. N’essayez pas de nous culpabiliser parce que nous en profitons à plein.
— Et puis, Johnson a dit que nous nous ferions ces fumiers avec le procès, rappela Amos.
— S’il y a un procès, contra Holden. Si. Et dans ce cas il ne se tiendra pas avant des mois, peut-être des années, et Fred sera tenu par la diplomatie et les traités. Il pourrait y avoir l’amnistie des coupables dans une des négociations, vous le savez bien.
— Vous n’avez pourtant pas hésité longtemps avant d’accepter sa proposition, Jim, dit Naomi. Vous avez changé d’avis ?
— Si Fred veut nos dépositions et en échange nous laisse nous rafistoler et nous reposer, ce n’est pas cher payé. Mais ça ne veut pas dire que de mon point de vue un procès réglera tout, ni que je suis d’accord pour rester sur la touche jusqu’à son ouverture.
D’un geste ample, il engloba le canapé en faux cuir et l’écran mural géant.
— Et puis, tout ça peut se transformer en prison. Une chouette prison, mais tant que c’est Fred qui tient les cordons de la bourse, il nous contrôle. Ne vous y trompez pas.
Naomi fronça les sourcils, et son regard se fit sérieux.
— Quelle est la solution, monsieur ? Partir ?
Holden croisa les bras pendant qu’en esprit il tournait et retournait ses propres paroles comme s’il les entendait pour la première fois. Le simple fait de formuler ses pensées les rendait d’un coup beaucoup plus claires.
— Je pense que nous devrions chercher du travail, dit-il. Nous disposons d’un appareil de qualité. Plus important encore, c’est un appareil discret et rapide. Nous pouvons naviguer sans transpondeur si c’est nécessaire. Avec la guerre, beaucoup de gens vont avoir besoin de déplacer certaines choses d’un point à un autre. Ça nous fournirait une occupation en attendant le procès que Fred promet, et une façon de nous remplir les poches au lieu de rester au chômage. Et en allant d’un endroit à un autre, nous garderions les yeux et les oreilles ouverts. On ne sait jamais ce qu’on peut trouver. Et puis, sérieusement, combien de temps allez-vous tenir à jouer aux rats de station, tous les trois ?
Il y eut un moment de silence.
— Je pourrais jouer le rat de station encore… une semaine ? dit Amos.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, chef, approuva Alex.
— La décision vous revient, monsieur, fit Naomi. Je vous suivrai, et j’aime bien l’idée de gagner de nouveau ma vie. Mais j’espère que vous n’êtes pas pressé. Quelques jours de repos supplémentaires me feraient vraiment du bien.
Holden frappa dans ses mains et se mit debout.
— Avoir un plan, voilà qui fait toute la différence. Je profite mieux de l’oisiveté quand je sais qu’elle ne sera pas éternelle.
Alex et Amos se levèrent et se dirigèrent vers la porte. Le pilote avait gagné quelques billets en jouant aux fléchettes, et avec son comparse ils comptaient bien faire fructifier la somme aux jeux de cartes.
— Ne veillez pas pour moi, patronne, dit Amos à Naomi. Je me sens en veine, aujourd’hui.
Ils sortirent, et Holden passa dans le petit coin cuisine pour faire du café. Naomi le suivit.
— Une dernière chose, dit-elle.
Il ouvrit le paquet scellé de café, et l’odeur puissante envahit l’air.
— Allez-y.
— Fred s’occupe de tous les détails pour la dépouille de Kelly. Elle sera maintenue en l’état ici en attendant que nous annoncions publiquement notre survie. Ensuite il la renverra sur Mars.
Holden emplit la cafetière d’eau et la mit en route. L’appareil ne tarda pas à émettre des gargouillis discrets.
— Bien. Le lieutenant Kelly mérite tout le respect et la dignité que nous pouvons lui offrir.
— Ça m’a fait repenser à ce cube de données qu’il avait. Je n’ai pas réussi à le craquer. Le tout est protégé par une sorte de super-cryptage militaire qui me donne des migraines. Alors…
— Alors ?
— Alors j’envisage de le confier à Fred. Je sais que c’est un risque. Nous n’avons aucune idée de ce que ce cube contient, et malgré son côté charmant et son hospitalité, Fred appartient toujours à l’APE. Mais c’est aussi un haut gradé des Nations unies. Et il a une équipe de gens très capables à sa disposition dans cette station. Il serait certainement en mesure d’accéder à ces données.
Holden réfléchit un instant avant de hocher la tête.
— D’accord, je m’en occupe. Je veux savoir ce que Yao essayait de sortir du vaisseau, mais…
— Oui.
Ils partagèrent un moment de silence agréable pendant que le café passait. Il emplit deux chopes et en tendit une à la jeune femme.
— Chef, dit-elle, avant de rectifier : Jim. Jusqu’ici j’ai été un second insupportable. J’ai été stressée et terrorisée à peu près quatre-vingts pour cent du temps.
— Vous vous débrouillez admirablement pour le cacher, répondit-il.
Elle chassa le compliment d’une petite moue.
— Bref, je me suis montrée directive sur certains sujets, alors que j’aurais probablement dû m’abstenir.
— Ce n’est pas grave.
— Bon, laissez-moi finir, dit-elle. Je veux que vous le sachiez, je pense que vous avez fait tout ce qui convenait pour nous garder en vie. Vous nous avez poussés à nous concentrer sur les problèmes que nous pouvions résoudre au lieu de nous laisser nous apitoyer sur nous-mêmes. Vous nous gardez tous en orbite autour de vous. Tout le monde n’en serait pas capable. Je n’en serais pas capable. Et nous avons eu besoin de cette stabilité.
Holden ressentit une certaine fierté. Il ne s’était pas attendu à une telle déclaration, et d’ailleurs il n’y accordait pas un crédit total, mais c’était quand même plaisant à entendre.
— Merci, dit-il.
— Je ne peux pas parler au nom d’Amos et d’Alex, mais j’ai l’intention de l’affirmer. Vous n’êtes pas le capitaine simplement parce que McDowell est mort. En ce qui me concerne, vous êtes notre capitaine. Je voulais juste que vous le sachiez.
Elle baissa les yeux et rougit, comme si elle venait de confesser quelque chose. C’était peut-être le cas.
— J’essayerai de ne pas tout gâcher, dit-il.
— J’apprécierais, monsieur.
La pièce de travail de Fred Johnson était à l’image de son occupant : impressionnante, intimidante, et écrasée par les tâches qui devaient être accomplies. Elle s’étendait sur presque trois mètres carrés, soit une superficie supérieure à celle de n’importe quel compartiment individuel à bord du Rossinante. Son bureau en bois véritable paraissait vieux de plus d’un siècle, et il sentait l’essence de citron. Holden s’assit sur une chaise à peine plus basse que celle de Fred, et il considéra les montagnes de dossiers et de documents qui occupaient chaque surface plane.