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Fred l’avait fait venir, mais il passa les dix premières minutes après son arrivée à parler au téléphone. Quel que soit le sujet abordé, il avait l’air très technique. Holden crut comprendre que c’était en rapport avec le vaisseau géant en construction. Il ne se formalisait pas d’être ainsi ignoré pendant quelques minutes, d’autant que la cloison derrière le colonel était entièrement occupée par un écran haute définition qu’on aurait pu prendre pour une fenêtre. On y avait une vue extraordinaire du Nauvoo passant au ralenti par l’effet de la rotation de la station. Johnson gâcha le spectacle en raccrochant.

— Désolé, dit-il. Depuis un jour nous vivons un vrai cauchemar avec le système atmosphérique intégré. Quand vous embarquez pour un voyage de plus d’un siècle avec seulement l’air que vous pouvez emmener avec vous, vous êtes beaucoup plus strict sur les pertes tolérables. Il est parfois difficile de convaincre les entrepreneurs de l’importance de ces détails.

— J’ai profité de la vue, dit Holden en désignant l’écran.

— Je commence à me demander si nous l’aurons terminé à la date prévue.

— Pourquoi ?

Avec un soupir, Fred se renversa dans son fauteuil.

— C’est cette guerre entre Mars et la Ceinture…

— Difficultés d’approvisionnement en matériaux ?

— Pas seulement. Les pirates improvisés qui affirment parler au nom de l’APE aggravent les choses. Des prospecteurs de la Ceinture bricolent des lance-torpilles et prennent pour cibles des vaisseaux de guerre martiens. Ils se font anéantir en retour, mais de temps à autre un de leurs projectiles fait mouche et tue quelques Martiens.

— Ce qui signifie que les Martiens se mettent à tirer les premiers.

Fred hocha la tête, se leva et se mit à marcher de long en large.

— Et maintenant même les honnêtes citoyens ayant une activité légale commencent à craindre de sortir de chez eux. Nous avons eu plus d’une douzaine de livraisons différées, ce mois-ci, et je crains que les retards se transforment bientôt en annulations.

— Vous savez, j’ai pensé la même chose, dit Holden.

Johnson se comporta comme s’il n’avait pas entendu.

— Je me suis trouvé sur cette passerelle de commandement. Un vaisseau non identifié vient droit sur vous, et il faut prendre une décision. Personne ne veut appuyer sur le bouton. J’ai vu un appareil grossir de plus en plus dans mon viseur alors que j’avais le doigt sur la détente. Je me souviens les avoir suppliés de mettre en panne.

Holden ne dit rien. Il connaissait cette situation. Il n’y avait aucun commentaire à faire. Fred laissa le silence s’étirer dans la pièce pendant encore une poignée de secondes, puis il se redressa de toute sa taille.

— Il faut que je vous demande un service, dit-il.

— Allez-y. Vous avez assez payé pour ça.

— Je veux vous emprunter votre vaisseau.

— Le Rossi ? Pourquoi ?

— J’ai besoin qu’on aille chercher et qu’on ramène ici quelque chose, et il me faut un appareil capable de rester discret et de se faufiler entre les unités martiennes si c’est nécessaire.

— Le Rossinante conviendrait parfaitement à cette mission, c’est vrai, mais ça ne répond pas à ma question. Pourquoi ?

Fred lui tourna le dos et regarda l’écran panoramique. Le nez du Nauvoo venait de disparaître à la vue. Ne restait plus que l’éternelle noirceur plate saupoudrée d’étoiles.

— Il faut que j’aille chercher quelqu’un sur Éros, dit-il. Une personne importante. J’ai des gens qui pourraient le faire, mais les seuls vaisseaux dont nous disposons sont des cargos légers et une poignée de navettes. Rien qui puisse effectuer l’aller-retour assez rapidement ou qui ait une chance de s’en tirer si les choses tournaient mal.

— Et cette personne a un nom ? Je veux dire, vous n’arrêtez pas de répéter que vous ne voulez pas combattre, mais la seule autre caractéristique de mon appareil, c’est son armement. Je suis sûr que l’APE a toute une liste d’objectifs qu’elle aimerait détruire.

— Vous ne me faites pas confiance.

— Non.

Fred se retourna et agrippa le dossier de son fauteuil. Les articulations de ses doigts blanchirent. Holden se demanda s’il n’était pas allé trop loin.

— Écoutez, dit-il. Vous parlez très bien de la paix, des procès et du reste. Vous désapprouvez les actes de piraterie. Vous avez une jolie station peuplée de gens très gentils. J’ai toutes les raisons de croire que vous êtes ce que vous prétendez être. Mais nous sommes là depuis trois jours, et la première fois que vous me parlez de vos plans, vous voulez emprunter mon appareil pour une mission secrète. Désolé. Si je suis partie prenante dans l’affaire, je veux en connaître tous les rouages. Pas de secrets. Même si je savais de façon certaine, et ce n’est pas le cas, que vous n’avez que de bonnes intentions, je ne marcherais pas pour ces histoires secrètes.

Pendant quelques secondes Johnson le dévisagea, puis il contourna son fauteuil et s’y assit. Holden se rendit compte qu’il tambourinait nerveusement des doigts sur sa cuisse, et il se força à cesser. Le regard de Fred descendit vers la main, puis remonta vers les yeux de son visiteur.

Holden se racla la gorge.

— Écoutez, c’est vous le mâle alpha, ici. Même si je ne savais pas qui vous avez été, vous me foutriez une pétoche de tous les diables, alors inutile d’essayer de le prouver. Mais aussi effrayé que je sois, il n’est pas question que je cède sur ce point.

Il avait espéré un rire du militaire, il n’en eut pas. Il essaya de déglutir sans bruit.

— Je parie que tous les commandants qui vous ont eu sous leurs ordres ont jugé que vous étiez un emmerdeur, dit enfin Fred.

— Je crois que mon dossier reflète assez bien la chose, répondit Holden en dissimulant du mieux possible son soulagement.

— Il faut que je me rende sur Éros pour y trouver un certain Lionel Polanski que je veux ensuite ramener sur Tycho.

— Une semaine pour le tout, si nous ne traînons pas, dit Holden après un rapide calcul mental.

— Le fait que Lionel n’existe pas réellement complique la mission.

— Ah, d’accord. Maintenant je suis largué, reconnut Holden.

— Vous vouliez être mis dans la confidence, non ? dit Fred avec des accents féroces sous le calme apparent. Voilà qui est fait. Lionel Polanski n’existe que sur le papier, et il possède des biens que M. Tycho ne veut pas posséder. Ce qui inclut un vaisseau appelé le Scopuli.

Visage tendu, Holden se pencha en avant dans son siège.

— Vous avez toute mon attention.

— Le propriétaire inexistant du Scopuli est descendu dans un hôtel borgne situé dans un des niveaux les plus mal famés d’Éros. Nous venons tout juste de recevoir le message. Nous devons agir en partant de l’hypothèse suivante : l’individu occupant cette chambre possède une connaissance intime de nos opérations, il a besoin d’aide et ne peut pas la demander ouvertement.

— Nous pouvons partir dans l’heure, dit Holden, un peu abasourdi.

Fred leva une main dans un geste étonnamment ceinturien pour un Terrien.

— Quand a-t-il été question que vous partiez ? demanda-t-il.

— Je ne prêterai pas mon vaisseau, mais je suis tout à fait d’accord pour le louer. Mon équipage et moi-même parlions justement de trouver quelque chose à faire pour nous occuper. Engagez-nous. Vous déduirez du prix tous les frais que nous vous avons déjà occasionnés.