— Souvent.
— Il y en a qui y comprennent quelque chose ?
— Non. Je pense d’ailleurs qu’aucune guerre n’a de sens. C’est une folie qui est dans notre nature. Parfois elle ressurgit, et parfois elle se calme.
— On dirait une maladie.
— L’herpès de l’espèce humaine ? dit le missionnaire avec un petit rire. J’imagine qu’il y a des manières pires d’y penser. Je crains qu’elle nous accompagne tant que nous serons humains.
Miller scruta le large visage lunaire de son voisin.
— “Tant que nous serons humains” ?
— Certains d’entre nous croient que nous finirons tous par devenir des anges.
— Pas les méthodistes.
— Même eux finiront par y venir, dit l’homme, mais ils ne seront probablement pas dans les premiers. Et qu’est-ce qui vous amène à bord de Notre-Dame des Somnolents ?
Deux rangées de sièges devant eux, une femme cria à deux gamins de cesser de sauter sur les sièges, sans succès. Derrière eux, un homme toussa. Miller inspira longuement et vida ses poumons au ralenti.
— J’étais flic sur Cérès.
— Ah. Un changement de contrat.
— Il y a de ça.
— Vous allez travailler sur Éros, alors ?
— Je viens surtout rendre visite à un vieil ami, répondit Miller avant d’ajouter, à sa propre surprise : Je suis né sur Cérès. J’y ai passé toute ma vie. C’est la… cinquième ? Ouais, la cinquième fois que je quitte la station.
— Et vous prévoyez d’y revenir ?
— Non, répondit Miller, avec plus de certitude qu’il ne l’aurait soupçonné. Non, je pense que cette partie de ma vie est terminée.
— Ce doit être source de souffrance, dit le missionnaire.
Miller se laissa imprégner par ce commentaire. L’homme avait raison : cela aurait dû être une source de souffrance. Tout ce qu’il avait jamais eu était perdu. Son travail, sa communauté. Il n’était plus flic, malgré l’arme de poing enregistrée dans son bagage. Il ne mangerait plus jamais sur le pouce un plat acheté au vendeur ambulant de cuisine indienne, à la limite du secteur 9. La réceptionniste du poste ne le saluerait plus alors qu’il se dirigeait vers son bureau. Plus de soirées avec les autres flics, plus d’histoires d’un goût douteux sur des arrestations ayant mal tourné, plus de gamins faisant évoluer leurs cerfs-volants sous la voûte des tunnels. Il se tâta mentalement comme un médecin cherchant à localiser une inflammation. Était-ce douloureux ici ? Ressentait-il un manque là ?
Non. Il n’éprouvait qu’une sensation de soulagement si profonde qu’elle frisait la griserie.
— Excusez-moi, dit le missionnaire, déconcerté. Ai-je dit quelque chose d’amusant ?
Éros comptait un million et demi d’habitants, soit un peu plus que le nombre de visiteurs présents sur Cérès à n’importe quel moment. De la forme approximative d’une pomme de terre, il avait été beaucoup plus difficile à mettre en rotation, et sa vélocité à la surface était considérablement plus élevée que celle de Cérès, pour la même g interne. Les vieux chantiers de construction de vaisseaux saillaient de l’astéroïde, immenses toiles d’araignée d’acier et de carbone parsemées d’avertisseurs lumineux et de séries de senseurs destinés à prévenir tout appareil qui se serait trop approché. À l’intérieur d’Éros, les cavernes avaient été le berceau de la Ceinture. On y était passé de l’extraction de minerai aux hauts-fourneaux, puis à une plate-forme de trempage et ensuite aux superstructures des transports d’eau et de gaz, et des vaisseaux de prospection. Éros avait été une escale obligée pour la première génération de colons ayant connu l’expansion humaine. D’ici, le soleil lui-même n’était qu’une étoile brillante parmi des milliards d’autres.
L’économie de la Ceinture s’était développée. La station Cérès s’était mise à tourner, on y avait construit un spatioport plus moderne, les appuis industriels étaient devenus plus importants, la population plus nombreuse. La navigation commerciale s’était déplacée vers Cérès, tandis qu’Éros demeurait un centre de construction et de réparation de vaisseaux. Ce qui en avait résulté était prévisible. Sur Cérès, un temps plus long passé à quai signifiait une perte d’argent, et les taxes frappant le mouillage reflétaient cet état de fait. Sur Éros, un appareil pouvait attendre des semaines ou des mois sans gêner le flux de la circulation. Si les membres d’un équipage cherchaient un endroit où se détendre, prendre leur temps, s’éloigner les uns des autres, la station Éros constituait l’escale idéale. Et ses taxes de transit étant plus faibles, elle trouvait d’autres moyens de siphonner l’argent de ses visiteurs : casinos, bordels, salons à drogues. Le vice sous toutes ses formes commerciales avait droit de cité sur Éros, et l’économie locale s’était épanouie comme un champignon nourri par les désirs des Ceinturiens.
Par un heureux hasard dû à la mécanique orbitale, Miller arriva à destination un jour avant le Rossinante. Il visita les casinos au rabais, les bars à opiacés et les sex-clubs, les arènes où des hommes et des femmes faisaient mine de s’affronter jusqu’à s’assommer pour le plaisir du public. Il s’imagina que Julia l’accompagnait, son sourire espiègle au diapason du sien tandis qu’il lisait les grandes affiches animées. RANDOLPH MAK, DÉTENTEUR DU TITRE DE CHAMPION DE FREEFIGHT DEPUIS SIX ANS, CONTRE LE MARTIEN KIVRIN CARMICHAEL DANS UN COMBAT À MORT !
Ce n’est sûrement pas arrangé, dit Julia dans son esprit, d’un ton pince-sans-rire.
Je me demande lequel va l’emporter, pensa-t-il, et il l’imagina qui riait.
Il s’était arrêté à la carriole d’un vendeur ambulant de nouilles et venait d’acheter pour deux nouveaux yens un cornet fumant de nouilles aux œufs dans une sauce noire quand une main se referma sur son épaule.
— Inspecteur Miller, dit une voix qui ne lui était pas inconnue. Je crois que tu es en dehors de ta juridiction.
— Tiens, l’inspecteur Sematimba, répondit-il. Avec ces manières, tu ferais presque peur à une gamine.
Sematimba rit de bon cœur. Il était grand, même pour un Ceinturien, avec la peau la plus sombre que Miller ait vue. Des années auparavant, ils avaient travaillé en coordination sur une affaire particulièrement laide. Un contrebandier avec un chargement de drogues euphorisantes de synthèse avait rompu avec son fournisseur. Sur Cérès, trois personnes avaient été entre deux feux, et le contrebandier avait mis les voiles pour Éros. La rivalité et l’esprit borné traditionnels des forces de sécurité des différentes stations avaient presque permis au coupable de filer. Seuls Miller et Sematimba avaient accepté de collaborer en dehors des circuits de leurs firmes respectives.
Sematimba s’appuya contre une mince rambarde d’acier et désigna le tunnel.
— Qu’est-ce qui t’amène au cœur de la Ceinture, dans ce lieu de gloire et de pouvoir qu’est Éros ?
— Je suis une piste.
— Il n’y a rien de bon ici. Depuis que Protogène s’est retiré, les choses sont allées de mal en pis.
Miller aspira une nouille.
— Qui est le nouveau contractant ?
— CPM.
— Jamais entendu parler.
— Carne Por la Machina, précisa Sematimba.
Il fit une grimace en simulant une agressivité masculine exagérée, se frappa la poitrine avec le pouce raidi et gronda, puis il cessa son numéro d’explication et secoua la tête.
— Une nouvelle entreprise venue de Luna. En majorité des Ceinturiens, sur le terrain. Ils jouent aux durs, mais la plupart ne sont que des amateurs. De la frime, et rien derrière la façade. Protogène venait des planètes intérieures, et c’était un problème, mais tous ses gars étaient des clients sérieux. Ils brisaient quelques crânes, mais ils assuraient la paix. Ces nouveaux trous-du-cul ? Le ramassis de salopards les plus corrompus pour qui j’aie bossé. Je ne crois pas que le conseil des gouverneurs renouvelle leur contrat. Je ne t’ai jamais dit ça, bien sûr, mais c’est vrai.