— J’ai un ancien équipier qui a signé chez Protogène, dit Miller.
— Ils ne sont pas mauvais, fit Sematimba. Tu vois, je regrette presque de ne pas être allé chez eux quand tout ça a commencé.
— Pourquoi ne pas l’avoir fait ?
— Tu sais comment c’est. Je suis d’ici.
— Ouais, évidemment…
— Bon, tu ne savais pas qui mène la barque, tu ne viens donc pas chercher du boulot.
— Non, répondit Miller. Je suis en congé sabbatique. Je voyage un peu pour mon propre compte, ces temps-ci.
— Tu as les fonds pour ça ?
— Pas vraiment. Mais ça ne me dérange pas de faire avec peu. Pour un temps, tu me comprends. Tu as entendu parler d’une certaine Juliette Mao ? Julie pour les intimes ?
Sematimba eut une moue négative.
— Les Entreprises Mao-Kwikowski, précisa Miller. Ils sont montés du puits et se sont fondus dans le paysage. L’APE. Il s’agissait d’un cas d’enlèvement.
— “Il s’agissait” ?
Miller imagina Julie qui le regardait d’un air étonné.
— Ça a changé un peu depuis qu’on m’a mis sur l’affaire. Il se pourrait que ce soit en rapport avec autre chose. Un gros morceau, peut-être.
— Gros comment ? demanda Sematimba.
Toute trace de jovialité avait disparu de son expression. Il était redevenu flic à cent pour cent. À part Miller, n’importe qui aurait trouvé intimidant le visage fermé, presque rageur de cet homme.
— La guerre, lâcha Miller.
Sematimba croisa les bras.
— Mauvaise blague.
— Je ne blague pas.
— Je considère que nous sommes amis, mon vieux. Mais je ne veux pas de problème dans le coin. La situation est déjà assez instable comme ça.
— J’essayerai de la jouer profil bas.
Sematimba acquiesça. Quelque part dans le tunnel, une alarme se déclencha. Seulement de sécurité, pas la deux tons stridente d’une alerte environnementale. Sematimba regarda dans cette direction comme si le fait de plisser les paupières lui permettrait de voir à travers la marée de gens, de bicyclettes et de carrioles de restaurateurs ambulants.
— Je ferais mieux d’aller jeter un coup d’œil, dit-il d’un ton résigné. C’est sans doute un de mes camarades officiers de la paix qui brise quelques fenêtres par amusement.
— Super de faire partie d’une telle équipe, dit Miller.
— Comment le sais-tu ? répondit Sematimba avec un sourire. Si tu as besoin de quelque chose…
— De même, fit Miller.
Il regarda le policier se frayer un chemin dans cette mer de chaos et d’humanité. C’était un homme imposant, mais quelque chose dans la surdité générale de la foule pour l’alarme semblait le rapetisser. Un rocher dans l’océan, disait la formule. Une étoile parmi des millions d’autres.
Miller vérifia l’heure, puis afficha sur son terminal les enregistrements publics des arrivées au spatioport. Il n’était pas prévu de retard pour celle du Rossinante. Le numéro de son point d’accostage était indiqué. Miller avala le reste de ses nouilles, balança le cornet en mousse à l’intérieur nappé d’une fine couche de sauce noire dans un recycleur public, trouva les toilettes les plus proches, et une fois soulagé partit au trot vers le niveau des casinos.
L’architecture d’Éros avait changé depuis sa naissance. Là où elle avait été semblable à Cérès autrefois, avec un réseau de tunnels qui multipliait les accès dans toutes les directions, Éros avait appris de l’afflux d’argent : tous les chemins menaient au niveau des casinos. Que vous vouliez aller n’importe où, vous passiez obligatoirement par l’immense ventre de baleine et sa profusion de lumières et de d’affichages. Poker, black jack, roulette, ces grands aquariums où pullulaient les truites qui attendaient d’être pêchées et vidées, machines à sous mécaniques, électroniques, courses de cricket, jeux de dés, jeux d’adresse truqués. Lumières clignotantes, clowns en néons dansants et publicités sur écrans vous fusillaient la vue. Des rires artificiels tonitruants, des sifflets joyeux et le carillonnement de clochettes vous assuraient que vous viviez les meilleurs moments de votre vie. Et dans le même temps l’odeur de milliers de personnes serrées dans un espace trop confiné le disputait aux senteurs lourdement épicées de la viande grandie en cuve et vendue à la criée par les marchands ambulants qui poussaient leurs carrioles dans les allées. L’avidité et la conception même du casino avaient transformé Éros en un enclos à bestiaux architectural.
Ce qui était exactement ce dont Miller avait besoin.
La station du métro venant du spatioport possédait six larges portes qui déversaient les arrivants à l’étage des casinos. Miller accepta la boisson que lui proposait une femme à l’air las en string et seins nus, et il trouva un endroit d’où il avait une vue dégagée sur les six issues. L’équipage du Rossinante n’aurait d’autre choix que de passer par l’une d’elles. Il consulta son terminal. D’après le registre, le vaisseau était arrivé dix minutes plus tôt. Miller fit mine de savourer sa boisson et attendit.
23
Holden
Le niveau des casinos d’Éros était un assaut généralisé contre tous les sens. Holden détesta aussitôt l’endroit.
— J’adore cet endroit, décréta Amos, tout sourire.
En jouant des coudes, ils traversèrent un groupe compact de joueurs d’une cinquantaine d’années qui riaient et s’exclamaient, et atteignirent une petite zone inoccupée devant une rangée de terminaux muraux à paiement par minute.
— Amos, dit-il, nous allons nous rendre à un étage moins touristique, alors surveillez nos arrières. L’hôtel borgne que nous recherchons est situé dans un coin malfamé.
— Compris, chef.
Pendant que Naomi, Alex et Amos le dissimulaient à la vue de quiconque, il passa une main dans son dos pour mieux placer le pistolet qui tendait désagréablement sa ceinture. Sur Éros, la police n’aimait pas du tout les gens qui se promenaient avec une arme sur eux, mais il était hors de question qu’il aille sans ce genre de répondant à la rencontre de “Lionel Polanski”. Amos et Alex étaient armés, eux aussi, et le mécanicien gardait son pistolet dans la poche droite de son blouson, poche que sa main ne quittait jamais. Seule Naomi avait sèchement refusé cette assurance.
Holden guida le groupe vers les ascenseurs les plus proches. Amos fermait la marche et jetait de temps à autre un coup d’œil en arrière. Les casinos d’Éros s’étendaient apparemment sans fin, et ils eurent beau aller aussi vite que possible, il leur fallut une demi-heure pour s’éloigner du brouhaha et de la foule. L’étage supérieur était résidentiel, il y régnait un calme et une impression d’ordre déconcertants après le chaos et le vacarme du casino. Holden s’assit sur le bord d’un bac à fleurs occupé par une belle collection de fougères et reprit son souffle.
— Je suis comme vous, chef, dit Naomi en l’imitant. Cinq minutes dans cet enfer me donnent la migraine.
— Vous êtes sérieux, là ? lança Amos. Je regrette que nous n’ayons pas plus de temps. Alex et moi, on a presque plumé de mille billets ces pigeons, aux tables de cartes, sur Tycho. Nous ressortirions sûrement millionnaires d’ici.
— Ça ne fait aucun doute, approuva Alex, qui décocha un petit coup de poing à l’épaule du mécanicien.