— Eh bien, si la piste Polanski ne mène à rien, vous aurez ma permission de nous gagner un million de dollars aux cartes, dit Holden. Je vous attendrai sur le vaisseau.
Le réseau du métro s’arrêtait au niveau des casinos et ne reprenait qu’à l’étage où ils se trouvaient maintenant. Vous pouviez décider de ne pas dépenser votre argent aux tables, mais tout avait été fait pour que votre pingrerie soit aussitôt sanctionnée. Quand l’équipage monta dans une rame pour aller à l’hôtel de Lionel, Amos s’assit à côté d’Holden.
— Nous sommes suivis, chef, dit-il sur le ton de la conversation. Je n’en ai eu confirmation que lorsqu’il est monté deux voitures derrière nous. Il nous file le train depuis les casinos.
Holden soupira et se prit la tête entre les mains.
— Bon, et à quoi il ressemble ?
— Un Ceinturien. La cinquantaine, peut-être moins, mais alors il a bien roulé sa bosse. Chemise blanche et pantalon noir. Un chapeau ridicule.
— Un flic ?
— Oh, ça, oui. Mais je n’ai pas aperçu de holster, dit Amos.
— Très bien. Gardez-le à l’œil, et inutile de s’inquiéter. Nous ne faisons rien d’illégal ici.
— Vous voulez dire, à part d’être arrivés ici dans un vaisseau de guerre martien volé, monsieur ? demanda Naomi.
— Vous faites allusion à notre transport de gaz parfaitement légal qui d’après toute la paperasse et les données enregistrées est parfaitement légal ? répondit Holden avec un mince sourire. S’ils avaient décelé la supercherie, ils nous auraient arrêtés au moment où nous avons débarqué, ils ne s’amuseraient pas à nous suivre.
Sur la cloison du compartiment, un écran publicitaire montrait une vue époustouflante de nuages multicolores traversés par des éclairs et encourageait le spectateur à s’offrir un séjour dans les incroyables complexes hôteliers sous dôme de Titan. Il n’était jamais allé sur Titan. Subitement il avait très envie de s’y rendre. Quelques semaines à faire la grasse matinée, à manger dans des restaurants raffinés et à se balancer dans un hamac en contemplant les tempêtes atmosphériques multicolores au-dessus de lui, voilà qui avait tout d’un programme idyllique. Et puisqu’il en était à fantasmer, il ajouta au tableau Naomi approchant de son hamac, des cocktails aux fruits dans les mains.
Elle gâcha tout en parlant :
— C’est notre arrêt.
— Amos, surveillez notre petit copain, voyez s’il descend en même temps que nous, dit Holden en se levant et en se dirigeant vers l’issue.
Ils avaient quitté la rame et marché une douzaine de pas dans le couloir quand le mécanicien murmura “Ouais” dans son dos. Et merde. Ils étaient donc l’objet d’une filature, aucun doute. Mais il n’y avait aucune raison qu’ils renoncent à aller voir Lionel. Fred Johnson ne leur avait pas demandé de faire quoi que ce soit avec la personne qui prétendait être propriétaire du Scopuli. On pouvait difficilement les arrêter pour avoir frappé à une porte. Holden se mit à siffloter un air enjoué, pour faire savoir à son équipage et à leur suiveur qu’il n’éprouvait aucune crainte.
Il cessa quand il découvrit l’hôtel.
Il était sombre et miteux, exactement le genre d’endroit où les gens se faisaient dépouiller, agresser, ou pire. Les lumières cassées créaient des zones de ténèbres, et il n’y avait pas un seul touriste en vue. Holden se retourna pour adresser à Alex et Amos un regard explicite. La main du mécanicien remua dans la poche de son blouson. Alex passa la sienne sous le pan de son manteau.
Le hall était presque vide, avec seulement deux canapés dans un coin, près d’une table couverte de revues. Une femme d’un certain âge à l’air endormi en lisait une. Les ascenseurs étaient situés en retrait dans le mur du fond, près d’une porte marquée ESCALIER. Au centre de l’espace trônait le comptoir de la réception, mais au lieu d’un être humain un terminal à écran tactile laissait les clients payer pour leur chambre.
Holden s’arrêta devant le comptoir et tourna la tête en direction de la femme sur le canapé. Des cheveux tirant sur le gris, mais un visage énergique et une silhouette athlétique. Dans un hôtel borgne tel que celui-ci, ces détails signalaient sans doute la prostituée en fin de carrière. Elle prit grand soin d’ignorer son regard.
— Notre petit curieux est toujours avec nous ? murmura-t-il.
— Il a fait halte quelque part dehors, répondit Amos. Il doit surveiller la porte, maintenant.
Holden acquiesça et appuya sur la touche de demande sur l’écran. Un menu simple lui permettait d’envoyer un message à la chambre de Lionel Polanski, mais il quitta le système. Ils savaient que Lionel était toujours inscrit ici, et Fred leur avait donné le numéro de sa chambre. Si c’était quelqu’un qui aimait faire marcher les gens, il n’y avait aucune raison de le prévenir avant de frapper à sa porte.
— Il loge toujours ici, donc nous allons…
Holden s’interrompit en voyant que la femme sur le canapé se tenait maintenant debout juste derrière Alex, qui ne l’avait pas sentie approcher.
— Vous allez venir avec moi, dit-elle d’un ton dur. Allez vers l’escalier lentement, et restez au moins trois mètres devant moi tout le temps. Maintenant.
— Vous êtes flic ? demanda Holden sans bouger d’un pouce.
— Je suis la personne qui a le flingue, répondit-elle, et dans sa main droite apparut comme par magie une petite arme qu’elle pointa aussitôt sur la tête d’Alex. Alors faites ce que je dis.
Son arme était petite, en plastique, avec une sorte de batterie externe. Amos sortit de sa poche son pistolet et le braqua sur le visage de la femme.
— Le mien est plus gros, fit-il.
— Amos, non… fut tout ce que Naomi eut le temps de dire.
La porte de l’escalier s’ouvrit à la volée et une demi-douzaine d’hommes et de femmes munis d’armes automatiques compactes surgirent dans le hall en leur criant de lâcher leurs armes.
Holden commençait à lever les mains quand l’un d’eux ouvrit le feu. Sa cadence de tir fut si rapide qu’on aurait dit que quelqu’un déchirait du papier épais : il était impossible de percevoir individuellement les détonations. Amos se jeta au sol. Une ligne de pointillés sinistres parut en travers de la poitrine de la femme au Taser, et elle bascula à la renverse avec un ultime soupir.
Holden saisit Naomi par une main et la tira derrière le comptoir d’enregistrement. Dans l’autre groupe, quelqu’un criait : “Cessez le feu ! Cessez le feu !”, mais Amos ripostait déjà depuis sa position. Une exclamation de douleur et un juron apprirent à Holden que le mécano avait sans doute fait mouche. Amos roula sur le côté jusqu’au comptoir et atteignit son abri juste à temps pour éviter une grêle de tirs qui labourèrent le sol, le mur et firent trembler le comptoir.
Holden voulut sortir son arme, mais le guidon de visée se coinça dans sa ceinture. Il tira violemment pour le dégager, déchirant au passage son tee-shirt, et alla à quatre pattes à l’autre bout du comptoir pour risquer un coup d’œil. Alex était étendu à plat ventre sur le sol, derrière un des canapés, pistolet braqué et visage livide. Sous les yeux d’Holden, une rafale toucha le canapé, envoyant des touffes de rembourrage dans l’air et dessinant une ligne de trous dans le dossier du meuble moins de vingt centimètres au-dessus de la tête du pilote. Celui-ci fit dépasser son arme du bord du canapé et tira à l’aveugle une douzaine de fois, en hurlant sans discontinuer.
— Enfoirés de merde ! rugit Amos.
Il roula à découvert, pressa deux fois la détente et se remit à l’abri avant que les autres aient riposté.