— Eh, il y a quelqu’un ?
Miller se tendit. Rien ne se produisit. Pas de voix, pas de détonation. Rien. Holden semblait parfaitement à son aise, malgré le risque insensé qu’il venait de prendre. À l’expression de Naomi, Miller comprit que ce n’était pas la première fois qu’il agissait de la sorte.
— Vous voulez que je l’ouvre ? dit Amos.
— Ce serait bien, oui, fit Miller.
— Ouais, défoncez-la, dit Holden en même temps.
Le regard d’Amos passa de l’un à l’autre, et il ne bougea que lorsqu’Holden l’y autorisa d’un signe. Alors il se glissa devant eux, ouvrit la porte d’un coup de pied et recula en vacillant et en jurant.
— Ça va ? demanda Miller.
Le gaillard grimaça.
— Ouais. Je me suis pété la jambe il n’y a pas très longtemps. On vient tout juste de me retirer le plâtre. J’oublie tout le temps.
Miller se retourna vers la chambre. Elle était plongée dans une obscurité complète. Aucune lumière, pas même la faible lueur de moniteurs ou de systèmes à senseurs. Le pistolet braqué, il entra. Holden venait juste derrière lui. Sous leurs pieds, le sol émit un son de gravier qu’on foule, et ils décelèrent une curieuse odeur astringente que l’ex-inspecteur associa à des écrans brisés. Elle couvrait une autre senteur, beaucoup moins plaisante, celle-là. Il préféra ne pas réfléchir à son origine.
— Eh ! Il y a quelqu’un ? dit-il.
— Allumez, conseilla Naomi derrière eux.
Il entendit Holden tapoter le panneau de commande mural, mais aucun éclairage ne s’activa.
— Hors service, fit Holden.
La faible clarté venue du couloir ne révélait presque rien. Miller gardait son arme pointée, prêt à la vider sur les éclairs jaillis d’un canon si quelqu’un ouvrait le feu depuis les ténèbres devant eux. De sa main libre, il sortit son terminal, enclencha le rétroéclairage et ouvrit une page blanche. La pièce fut aussitôt baignée d’une lueur grisâtre. À côté de lui, Holden fit la même chose.
Un lit étroit contre un mur, un plateau à côté. Les draps étaient en désordre comme après une nuit agitée. Une penderie ouverte, vide. La forme boursouflée d’une combinaison pressurisée gisait sur le sol tel un mannequin à la tête mal placée. Une vieille console de jeu était accrochée au mur face au lit, son écran fendillé par les étoiles d’une demi-douzaine d’impacts. Le mur était piqueté de trous là où les coups destinés à briser les appliques avaient raté leur cible. Un autre terminal de poche ajouta son éclairage, puis un autre. Les couleurs commencèrent à apparaître dans la pièce : la peinture dorée des murs, le vert des couvertures et des draps. Sous le lit, quelque chose renvoya un éclat de lumière. Un terminal, d’un modèle déjà ancien. Miller s’accroupit alors que les autres s’approchaient.
— Merde, souffla Amos.
— Bon, personne ne touche à rien, ordonna Holden. À rien. Point.
C’était la chose la plus sensée que Miller l’ait entendu dire.
— Quelqu’un a livré un putain de combat ici, marmonna Amos.
— Non, fit Miller.
Il s’agissait peut-être de vandalisme, mais il n’y avait pas eu de lutte. Il sortit de sa poche un sac en plastique très fin pour les mises sous scellés et le retourna sur sa main pour en faire un gant de fortune, puis il ramassa le terminal, retroussa le sac dessus et le ferma.
— C’est… du sang ? demanda Naomi en pointant le doigt sur le matelas en mousse de mauvaise qualité. Des traînées humides s’étiraient sur le drap et l’oreiller. Leur largeur n’excédait pas celle d’un doigt, mais elles étaient sombres. Trop sombres même pour du sang.
— Non, dit encore Miller, qui empocha le terminal.
Le fluide traçait un mince chemin vers la salle de bains. Miller leva la main pour tenir les autres à l’écart pendant qu’il s’avançait sans bruit vers la porte entrouverte. L’odeur désagréable était de plus en plus forte. Quelque chose d’organique, d’intime, qui évoquait tout à la fois du fumier dans une serre, les senteurs qui suivent les ébats amoureux, et un abattoir. Les toilettes étaient en acier brossé, du même modèle que celui réglementaire en prison. Le lavabo était coordonné. L’éclairage aux LED au-dessus et le plafonnier avaient été détruits. Révélées par la seule lumière de son terminal pareille à la lueur d’une chandelle, des vrilles noires sortaient de la cabine de douche et s’étendaient vers les appareils d’éclairage, en se courbant et se ramifiant comme des branches squelettiques.
Dans la douche, Juliette Andromeda Mao gisait, morte.
Ses yeux étaient clos, et c’était mieux ainsi. Elle s’était coupé les cheveux différemment depuis les photos que Miller avait vues, et cela modifiait la forme de son visage, mais il était impossible de ne pas la reconnaître. Elle était nue, et à peine humaine. Des boucles d’une excroissance complexe se déversaient de sa bouche, de ses yeux et de son sexe. Ses côtes et sa colonne vertébrale avaient développé des excroissances pareilles à des couteaux qui tendaient sa peau pâle, prêts à la fendre pour se libérer. Des tubes s’étiraient depuis son dos et sa gorge pour aller ramper sur les murs derrière elle. Une substance poisseuse d’un brun sombre s’était écoulée de son corps et emplissait le bassin de la douche sur presque trois centimètres d’épaisseur. Miller s’accroupit en silence. Il souhaitait de toutes ses forces que ce qu’il avait devant lui ne soit pas la réalité, et en même temps il se faisait violence pour affronter la situation.
Qu’est-ce qu’on t’a fait ? songea-t-il. Oh, petite, qu’est-ce qu’on t’a fait ?
— Oh, mon Dieu, souffla Naomi derrière lui.
— Ne touchez à rien, fit-il. Sortez de la chambre. Dans le couloir. Tout de suite.
La lumière déserta la pièce quand les terminaux s’éloignèrent, et les ombres dansantes parèrent momentanément le cadavre d’une illusion de mouvement. Miller attendit, mais aucune respiration ne souleva la cage thoracique déformée. Aucun tressaillement ne toucha les paupières. Il n’y avait rien. Il se releva, en prenant soin de ne pas souiller ses chaussures et ses poignets, et sortit dans le couloir.
Ils l’avaient tous vue. Il le sut à leur expression, ils avaient tous vu. Et pas plus que lui ils ne pouvaient dire ce que c’était. Il referma doucement le panneau fendu de la porte et attendit Sematimba. Ce ne fut pas long.
Cinq hommes en tenue antiémeute et armés de fusils à pompe apparurent dans le couloir. Il alla à leur rencontre, et sa façon de marcher valait mieux qu’un badge. Il les vit se détendre. Sematimba arriva dans leur sillage.
— Miller ? dit-il. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Tu n’avais pas dit que tu ne bougeais pas ?
— Je ne suis pas parti. Les gens derrière moi sont des civils. Les types morts en bas leur sont tombés dessus dans le hall.
— Pour quelle raison ? demanda Sematimba.
— Va savoir. Pour les dépouiller de leur argent, peut-être. Mais là n’est pas le problème.
Sematimba ne cacha pas son étonnement.
— J’ai quatre corps au rez-de-chaussée, et ce n’est pas un problème ?
D’un mouvement de tête, Miller désigna le couloir derrière lui.
— Le cinquième cadavre est là-bas. C’est celui de la fille que je recherchais.
L’expression de Sematimba s’adoucit.
— Je suis désolé, dit-il.
— Non.
Miller ne pouvait pas accepter de marque de sympathie. Il ne pouvait pas accepter de réconfort. Toute gentillesse risquait de le briser, et c’est pourquoi il restait fermé.
— Mais pour celle-là, tu vas vouloir faire venir le médecin légiste.
— C’est moche à ce point ?