— Nous rendons des services aux actionnaires, maintenant ?
— Vous, oui.
Le ton conciliant avait disparu. Les yeux du capitaine Shaddid étaient aussi sombres que de la pierre mouillée.
— Très bien, dit Miller. Alors je vais rendre ce service.
Elle lui tendit son terminal de poche. Il sortit le sien et accepta l’étroit rayon de transfert. Quelle que soit la nature de cette mission, Shaddid voulait éviter d’en laisser des traces dans le réseau général. Une nouvelle arborescence nommée JMAO apparut sur son écran.
— Il s’agit de retrouver la fille d’un couple, expliqua Shaddid. Ariadne et Jules-Pierre Mao.
Ces noms ne lui étaient pas inconnus. Il pressa le bout de ses doigts sur l’écran de son terminal.
— Des Entreprises Mao-Kwikowski ?
— Eux-mêmes.
Miller laissa échapper un petit sifflement.
Maokwik n’était certes pas une des dix plus importantes entreprises de la Ceinture, mais elle figurait assurément parmi les cinquante plus grosses. À l’origine c’était une firme légale impliquée dans l’échec homérique des cités des nuages vénusiennes. Ils avaient utilisé l’argent tiré du procès étalé sur des décennies pour se diversifier et s’agrandir, en particulier dans le transport interplanétaire. À présent la station de Maokwik était indépendante et flottait entre la Ceinture et les planètes intérieures avec la majesté d’un paquebot de jadis sur les océans. Le simple fait que Miller en sache autant sur leur compte prouvait qu’ils avaient assez d’argent pour acheter et vendre des hommes tels que lui.
Et il venait d’être acheté.
— Ils sont basés sur Luna, dit le capitaine Shaddid. Ils jouissent donc de tous les droits et privilèges accordés aux citoyens de la Terre. Mais ils font beaucoup d’affaires dans les transports, là-bas.
— Et ils ont égaré une fille ?
— La brebis galeuse de la famille. Pendant ses études supérieures, elle s’est acoquinée avec un groupe appelé la Fondation des Horizons lointains. Des activistes étudiants.
— Sur la ligne de l’APE, dit-il.
— Assimilés, corrigea Shaddid.
Il ne fit aucun commentaire, mais sa curiosité était éveillée. Il se demanda dans quel camp le capitaine se rangerait si l’APE attaquait.
— La famille a voulu croire que ce n’était qu’une passade. Ils ont deux autres enfants plus âgés en participation majoritaire, donc si Julie voulait s’amuser dans l’espace à jouer à la combattante pour la liberté, il n’y avait pas grand risque pour eux.
— Mais maintenant ils veulent qu’on la retrouve, dit-il.
— Exact.
— Qu’est-ce qui a changé ?
— Ils n’ont pas jugé bon de partager avec moi cette information.
— Ah.
— Selon les dernières données, elle était employée sur la station Tycho, mais elle a conservé un appartement là-bas. J’ai trouvé l’adresse sur le réseau, et j’ai verrouillé les lieux. Le mot de passe figure dans vos fichiers.
— Très bien. Mon contrat ?
— Trouver Julie Mao, la capturer et la ramener à ses parents.
— On parle donc de kidnapping, dit-il.
— Oui.
Miller consulta son terminal de poche, ouvrant les différents fichiers sans vraiment s’intéresser à leur contenu. Curieusement, il avait le ventre noué. Depuis trente ans il travaillait pour le compte des forces de sécurité de Cérès, et dès le premier jour il n’avait déjà plus entretenu beaucoup d’illusions sur le job. Une blague répandue disait que Cérès n’avait pas de lois, mais une police. Il n’avait pas les mains plus propres que le capitaine Shaddid. Parfois, des preuves disparaissaient des locaux sécurisés. Il était moins question de savoir si c’était bien ou mal que de définir si la chose était justifiée. Vous passiez votre vie dans une bulle de pierre avec votre alimentation, votre eau, votre air expédiés d’endroits tellement distants que vous auriez eu du mal à les apercevoir avec un télescope, et une certaine flexibilité morale était nécessaire. Mais jamais encore on ne lui avait ordonné d’effectuer un enlèvement.
— Un problème, inspecteur ? demanda Shaddid.
— Non, madame. Je m’y ferai.
— Ne prenez pas trop de temps pour ça.
— Oui, madame. Autre chose ?
Le regard dur de Shaddid s’adoucit, comme si elle mettait un masque. Elle sourit.
— Tout se passe bien, avec votre équipier ?
— Havelock est au poil, affirma-t-il. L’avoir avec moi me rend plus acceptable auprès des gens, par contraste. C’est un plus.
Le sourire du capitaine devint un peu plus naturel. Rien de tel qu’un peu de racisme partagé pour nouer des liens avec un supérieur. Miller salua d’un hochement de tête et prit congé.
Son antre se trouvait au huitième niveau, près d’un tunnel résidentiel large d’une centaine de mètres, avec en son centre cinquante mètres de verdure soignée. L’éclairage encastré et bleuté de la voûte était censé évoquer un ciel d’été sur Terre, d’après Havelock. À vivre à la surface de la planète, avec l’effet de masse qui pesait sur chaque muscle et chaque os, sans rien que la pesanteur pour retenir l’air respirable, on prenait vite le chemin de la folie douce. Mais la teinte bleutée était agréable, quand même.
Certains suivaient l’exemple du capitaine Shaddid et parfumaient l’air de leurs quartiers. Pas toujours avec des odeurs de café et de cannelle, bien sûr. Havelock avait opté pour l’arôme de pain chaud. D’autres préféraient des senteurs florales, ou des semi-phéromones. Candace, l’ex-femme de Miller, avait jeté son dévolu sur un parfum nommé Lys terrestre qui pour lui avait toujours évoqué certaines étapes dans le recyclage des ordures. Ces derniers temps il se contentait de l’odeur vaguement astringente de la station elle-même. Un air recyclé déjà passé dans un million de poumons. L’eau du robinet si propre qu’on pouvait l’utiliser pour les travaux de laboratoire, alors qu’elle avait été de la pisse, de la merde, des larmes et du sang, et qu’elle le redeviendrait. Le cycle de la vie sur Cérès était tellement restreint qu’on pouvait en voir la courbe. Et il aimait ça.
Il se servit un verre de whiskey de mousse, un alcool spécifique à Cérès, élaboré à partir de levure synthétique, puis il ôta ses chaussures et s’installa sur le lit. Il avait toujours en tête la grimace désapprobatrice de Candace, et il l’entendait encore soupirer. Il ébaucha une excuse à son souvenir et se remit au travail.
Juliette Andromeda Mao. Il lut ses dossiers, universitaire et professionnel. Pilote de chaloupe confirmée. Il y avait une photo d’elle à dix-huit ans. Elle y apparaissait vêtue d’une combinaison pressurisée taillée sur mesure, le casque sous le bras : un joli brin de fille au visage épanoui de citoyenne lunaire, avec de longs cheveux noirs. Elle souriait comme si l’univers venait de lui donner un baiser. Le texte joint disait qu’elle était arrivée première dans une course quelconque appelée le Parrish/Dorn 500K. Une brève recherche apprit à l’inspecteur qu’il s’agissait d’une sorte de compétition à laquelle seuls les gens vraiment riches pouvaient participer. La chaloupe de Julie – le Razorback – avait établi un nouveau record qui avait tenu deux ans.
Il sirota son whiskey tout en se demandant ce qui avait bien pu arriver à une fille assez riche et influente pour posséder son propre vaisseau. Entre participer à des compétitions spatiales de luxe et se retrouver pieds et poings liés et renvoyée à la maison dans une nacelle de survie, il y avait une sacrée marge. Mais peut-être pas, après tout.