Ils partirent à la recherche du Scopuli.
CA-2216862 était un caillou d’un demi-kilomètre à son plus large, qui s’était éloigné de la Ceinture et avait été happé par la gravité énorme de Jupiter. Il avait fini par trouver sa propre orbite lente autour du soleil dans le vaste désert entre Jupiter et la Ceinture, un territoire vide, même pour l’espace.
La vision du Scopuli collé au flanc de l’astéroïde dont la faible gravité suffisait à le maintenir là donna le frisson à Holden. Même s’il volait à l’aveuglette, sans aucun instrument opérationnel, les probabilités qu’il heurte un tel objet étaient infinitésimales. C’était un barrage routier de cinq cents mètres sur une autoroute large de millions de kilomètres. La chose ne devait donc rien au hasard. Holden se gratta la nuque et sentit les poils qui s’y étaient hérissés.
— Alex, tenez-nous à deux kilomètres de l’objectif, ordonna-t-il. Naomi, que pouvez-vous me dire sur ce vaisseau ?
— La configuration de la coque correspond aux informations enregistrées. C’est bien le Scopuli, aucun doute. Pas de rayonnement à l’électromagnétique, ni à l’infrarouge. Uniquement l’émission du signal de détresse. On dirait que le réacteur est à l’arrêt. Il a dû être coupé manuellement, et non à la suite de dommages, parce que nous ne décelons aucune fuite de radiation non plus.
Holden étudia les images qu’ils obtenaient grâce aux télescopes du Knight ainsi que celle que créait la navette en faisant rebondir un faisceau laser sur la coque du Scopuli.
— Et ce qui ressemble à un trou dans son flanc ?
— Euh, fit Naomi. Le ladar confirme qu’il s’agit d’un trou dans la coque.
Holden se rembrunit.
— Bon, on reste là encore une minute, et on vérifie encore l’environnement. Rien d’autre sur les écrans, Naomi ?
— Non. Et le matériel du Cant pourrait repérer un gamin jetant des cailloux sur Luna. Becca dit qu’il n’y a personne dans un rayon de vingt millions de kilomètres, répondit Naomi.
Holden pianota un rythme complexe sur le bras de son fauteuil et s’éleva légèrement dans son harnais. Il avait chaud, et il tendit la main pour diriger l’embout de l’aérateur le plus proche vers son visage. Une démangeaison subite envahit son cuir chevelu quand la sueur s’évapora.
Si vous remarquez quoi que ce soit qui vous semble ne pas coller, ne vous remettez pas à jouer au héros. Vous remballez et vous rentrez au bercail. C’étaient ses ordres. Il regarda l’image du Scopuli, le trou dans son flanc.
— Bon. Alex, approchez-nous à un quart de kilomètre, et position stationnaire. Nous irons à la surface avec l’araignée. Oh, et gardez la propulsion prête. Si une mauvaise surprise nous attend à bord de cette épave, je veux que nous puissions filer de là aussi vite que possible, et par la même occasion faire fondre tout ce qu’il y a derrière nous. Compris ?
— Compris, chef, répondit Alex. Le Knight reste prêt à détaler jusqu’à ce que vous en décidiez autrement.
Holden consulta la console de commande une fois encore, à la recherche d’une lumière rouge clignotante qui lui aurait donné la permission de revenir au Cant. Mais tout baignait dans une lueur d’un vert doux. Il déboucla son harnais et d’une poussée quitta son siège. Une pression légère du pied contre la cloison l’envoya rejoindre l’échelle, et il descendit tête la première en se guidant avec légèreté grâce aux barreaux.
Dans le poste d’équipage, Naomi, Amos et Shed étaient toujours sanglés dans leurs sièges anti-crash. Se tenant à l’échelle, Holden bascula complètement pour qu’ils ne lui semblent plus à l’envers. Ils ouvrirent leurs harnais.
— Voilà la situation : la coque du Scopuli a subi une déchirure, et quelqu’un a laissé ce vaisseau près de cet astéroïde. Aucune présence sur les écrans, donc ça signifie peut-être que l’incident s’est produit il y a un bout de temps, et qu’ils sont tous partis. Naomi, vous piloterez l’araignée, et tous les trois nous nous encorderons et irons faire un tour sur l’épave. Shed, vous resterez avec l’araignée jusqu’à ce que nous trouvions quelqu’un de blessé, ce qui semble peu probable. Amos et moi, nous pénétrerons dans le navire par le trou dans la coque, et nous jetterons un coup d’œil. Si nous tombons sur quoi que ce soit qui ressemble même de loin à un objet piégé, nous revenons à l’araignée, Naomi nous ramène au Knight et nous traçons aussitôt. Des questions ?
Amos leva une main épaisse.
— Peut-être que nous devrions être armés, chef. Au cas où il y aurait des types du genre pirates encore embusqués à bord.
Holden eut un rire bref.
— Eh bien, s’il y en a, alors leurs copains ne les ont pas attendus. Mais si ça peut vous rassurer, prenez une arme.
Si l’imposant mécanicien terrien était armé, il ne serait pas le seul à se sentir rassuré, mais Holden jugea plus sage de ne pas l’avouer. Autant leur laisser penser que la personne aux commandes de l’opération maîtrisait la situation.
Avec sa clef d’officier, Holden ouvrit le râtelier et Amos prit un automatique de gros calibre tirant des projectiles autopropulsés, sans recul et conçus pour un usage dans le vide. Les antiques pistolets étaient plus fiables, mais en apesanteur ils se transformaient aussi en propulseurs. Un tir avec une arme de poing traditionnelle était capable de générer assez de poussée pour atteindre la vitesse de libération d’un rocher de la taille de CA-2216862.
L’équipage se laissa flotter dans la baie de chargement où l’œuf aux pattes arachnoïdes qu’était l’araignée de Naomi les attendait, déjà ouvert. Chacun des quatre bras était muni à son extrémité d’une pince de manipulation, sans compter tout un assortiment d’outils pour découper et souder. Les deux bras arrière pouvaient s’accrocher à la coque d’un vaisseau pour stabiliser l’engin tandis que les deux appendices antérieurs permettaient des réparations ou le découpage de ce qu’il y avait à récupérer comme pièces transportables.
— On se coiffe, dit Holden.
Ils s’entraidèrent pour ajuster leurs casques. Chacun vérifiait sa propre combinaison avant de faire de même pour quelqu’un d’autre. Quand les portes de la soute à fret s’ouvriraient, il serait trop tard pour vérifier qu’ils avaient bien des tenues totalement étanches.
Pendant que Naomi grimpait dans l’araignée, Amos, Holden et Shed accrochèrent leur filin à la cage métallique du cockpit. Naomi vérifia la bonne marche de l’appareil avant d’enclencher l’évacuation de l’atmosphère et d’ouvrir les portes. Dans sa combinaison, les sons perçus par Holden se réduisirent au sifflement de l’air et à un peu de parasites dans le système radio intégré. L’air avait un soupçon de parfum médicamenteux.
Naomi passa en premier. Elle fit descendre l’araignée vers la surface de l’astéroïde en déclenchant de courts jets de nitrogène sous pression, tandis que les autres traînaient derrière elle au bout de leurs filins longs de trois mètres. Holden regarda en arrière, en direction du Knight : un coin massif en métal gris, avec le cône du propulseur saillant de son extrémité la plus large. Comme tout ce que les humains concevaient pour le voyage spatial, il était dessiné pour être efficace, sans souci d’esthétique. Cet aspect des choses attristait toujours Holden. On aurait dû accorder un peu plus d’intérêt à la beauté, même ici.
Le Knight lui parut s’éloigner de lui en dérivant et devenir de plus en plus petit, alors que lui-même ne bougeait pas. L’illusion se dissipa dès qu’il regarda devant lui l’astéroïde dont ils se rapprochaient rapidement. Il ouvrit un canal pour contacter Naomi, mais elle fredonnait tout en manœuvrant l’araignée, ce qui prouvait qu’elle au moins n’était pas inquiète. Il ne dit rien mais laissa le canal ouvert pour profiter de son chant.