La jeune femme attacha ses cheveux en queue-de-cheval. Elle extirpa une écharpe de son sac et s’en protégea le cou. Devant son thé fumant, comme pour conjurer le ciel plombé qui bouchait l’horizon, elle se répétait que c’était le mois de juillet, le plein été. La solitude la gagna de nouveau ; elle essaya bien de résister, de ne penser qu’à son étonnante visite dans cette contrée. Rien n’y fit. Elle se sentait fragile. Diego lui manquait. Elle aurait bien aimé sentir ses bras autour d’elle, son souffle chaud sur son cou. Si, au moins, elle avait pu lui téléphoner… Mais ce n’était pas raisonnable. La communication allait la ruiner, et si elle n’arrivait pas à tenir seule après deux jours, elle devait redouter le pire au bout d’une semaine. Elle se raisonna et se replongea dans l’étude de son guide.
Lorsque le bus se gara enfin le long du trottoir, ils ne furent que six à y monter. Valeria salua le chauffeur et lui acheta un ticket.
Le nez collé à la vitre, Valeria vit défiler les quartiers nord de Glasgow, uniformes et ternes. Après la sortie de la ville pourtant, en quelques kilomètres seulement, le décor changea du tout au tout. À un morne paysage urbain succéda sans transition une nature sauvage et souvent exempte de toute construction. Même sans soleil, Valeria devait admettre que ces vallons boisés et ces lacs avaient beaucoup de charme. L’autobus frôlait les parapets de pierres sèches qui bordaient la route. Par endroits, la chaussée était si étroite que Valeria se dit que le bus ne pourrait pas passer.
En fin d’après-midi, le soleil était revenu, donnant aux couleurs une intensité de carte postale. Mais au bout de plusieurs heures de route, les nombreux virages avaient fini par lui donner mal au cœur. C’est avec soulagement qu’elle aperçut enfin, planté au milieu des hautes fougères, le panneau annonçant l’entrée d’Aberfoyle. Le bus marqua son terminus dans l’unique rue du petit village. Au pied des monts arrondis, de jolies maisons de pierre grise se serraient les unes contre les autres. Quelques enseignes annonçaient les commerces et une cabine téléphonique rouge vif trônait sur le trottoir. Il n’y avait pas grand monde.
Le chauffeur ouvrit la porte et les trois passagers encore à bord descendirent. Valeria les imita. L’air frais lui fit du bien. Il embaumait la terre et la forêt. Le soleil avait à présent disparu derrière l’imposant Ben Lomond et tout le village était dans l’ombre. L’énorme montagne aux formes rondes et douces s’élevait dans le contre-jour, couverte de bois jusqu’aux deux tiers.
Le bus repartit dans un grondement de moteur et Valeria resta seule, debout, son sac à dos appuyé contre ses jambes. Elle repéra un pub, souleva son sac et remonta la rue. Au-dessus de la porte trônait un lion en relief majestueusement couché, la patte posée sur un blason. À travers les petits carreaux de la vitrine, elle aperçut des gens attablés autour d’une pinte. Elle entra et se dirigea vers le vieux comptoir martelé pour demander où trouver des chambres d’hôtes. Le barman, plutôt jeune, avait un accent marqué qui lui faisait rouler les « r » et manger la fin des mots. Il lui indiqua un petit cottage un peu plus haut sur la route du nord où, ce matin encore, il restait une chambre libre.
Valeria traversa le bourg et suivit la route qui montait vers la forêt. Elle n’eut aucune difficulté à trouver la maison, basse et fleurie telle que l’homme la lui avait décrite. Un peu en retrait du bord de la chaussée, un panneau « Bed & Breakfast » se balançait sur une potence noyée au milieu d’un impressionnant bac de fleurs multicolores. La jeune femme tira la chaîne de la cloche, qui tinta. Une dame d’un certain âge ouvrit la porte de la modeste demeure. Menue, elle était vêtue d’une robe presque aussi fleurie que sa clôture. Son visage ridé, encadré de cheveux blancs impeccablement coiffés en volutes, s’éclaira d’un sourire. Elle s’avança sur l’étroite allée pavée.
— Bonjour ! dit-elle. Je peux vous aider ?
— Je l’espère, répondit Valeria. Je cherche une chambre pour trois nuits.
La femme vint ouvrir le portail de bois peint. Son regard était aussi chaleureux que malicieux et son accent moins marqué que celui du barman.
— Nous avons de la chance toutes les deux, fit-elle. Je me désespérais de voir ma chambre vide et vous risquiez de dormir à la belle étoile. Entrez donc, chère enfant.
Valeria sourit et la suivit à l’intérieur. Il faisait bon dans la cuisine. Sur les nombreuses étagères s’alignaient des bibelots vieillots en porcelaine — une bergère aux teintes fades voisinait avec un chat deux fois plus grand qu’elle, mais le pire était sans doute un paon multicolore dont la roue d’un rose indéfinissable annonçait une prochaine pluie. Une grande pendule en forme de pâquerette marquait les heures au-dessus d’une table encombrée de revues à scandale.
— Vous savez, déclara la propriétaire des lieux, ici, on ne fait pas de manières. Je suis Mrs Jenkins, mais appelez-moi Madeline, dit-elle en lui tendant la main. Et vous ?
— Valeria Serensa, répondit la jeune femme en serrant la main tendue.
— Vous avez un joli prénom ! Venez, je vais vous montrer votre chambre. Elle n’est pas grande, mais elle est confortable et calme.
Au bout d’un couloir au papier peint chargé, décoré de gravures représentant de charmants animaux des bois, la logeuse ouvrit une porte.
— C’est un lit double, vous aurez de la place.
Valeria posa son sac et jeta un coup d’œil à la pièce. Les petites fleurs du papier peint avaient depuis longtemps perdu leur couleur. La tête du lit était encombrée de coussins au crochet, autant de témoins de longues soirées passées seule. L’édredon semblait moelleux. Tout paraissait bien à sa place. La petite lampe sur la petite table, un bouquet de chardons séchés sur la commode. Le rideau en dentelle laissait entrevoir un jardin.
— Cela vous convient-il ? s’enquit la dame.
— C’est parfait. Je dois peut-être vous régler d’avance ?
— Nous verrons cela plus tard. Ne vous inquiétez pas. Vous m’avez l’air épuisée, ma petite. Je suis sûre qu’un bon thé chaud avec quelques shortbreads vous fera le plus grand bien.
— Ce n’est pas de refus.
Les deux femmes revinrent à la cuisine.
— C’est la première fois que vous venez en Écosse ? demanda Madeline en remplissant d’eau une grande bouilloire qu’elle plaça ensuite sur le gaz.
— Oui.
— Ne vous fiez pas au temps qu’il fait, ça change vite.
— C’est ce que j’ai lu dans le guide.
La dame invita Valeria à s’asseoir. Elle posa deux tasses sur la table en prenant bien soin d’orienter l’anse correctement. Lorsque la bouilloire siffla, elle jeta deux bonnes cuillères d’un thé noir dans une théière ventrue et y versa l’eau. Avec précision, elle disposa les petits biscuits faits maison sur une assiette de faïence dont le vernis était tout craquelé.
— Puis-je vous demander d’où vous venez, jeune fille ?
— D’Espagne, de Madrid exactement.
— J’imagine que ce doit être assez différent d’ici.
— Chez nous, il fait très chaud, et les cabines téléphoniques comme les boîtes aux lettres ne sont pas rouges. Pour le moment, c’est tout ce que j’ai remarqué !
La dame se pencha légèrement en avant.