— Je vous ennuie, avec mes questions, dit-elle, mais vous savez, les gens comme moi louent leurs chambres surtout pour rencontrer des jeunes. On se sent moins seul.
Valeria sourit en réchauffant ses mains autour de sa tasse brûlante. Avec malice, Madeline fit remarquer :
— D’habitude, dans notre région, les jeunes viennent toujours en groupe ou en couple.
— Mon ami est resté en Espagne. Ce voyage est un peu particulier pour moi.
Trop heureuse que sa curiosité soit satisfaite, la dame continua :
— Tout de même, trois jours, c’est court.
— Je ne suis là que pour une seule chose.
— Ah oui ? répondit la dame, impatiente d’en apprendre plus.
— La chapelle Sainte-Kerin.
Madeline réfléchit un instant, puis plissant le front, déclara :
— Ça ne me dit rien. Il faut dire que je ne suis à Aberfoyle que depuis trois ans. Avant, j’habitais à Édimbourg. C’est ma sœur qui vivait ici, elle est morte sans enfant et j’ai hérité de cette bicoque. Je me suis dit que je serais mieux ici avec des touristes qu’à la ville avec tous ces stressés, alors j’ai sauté le pas. Mais je parle, je parle… Vous n’avez pas fait tout ce voyage pour m’entendre raconter mes histoires. Pour en revenir à votre chapelle, il faudrait demander à Mrs Dwight, elle fait souvent la guide dans les parages, elle connaît chaque tas de cailloux par son petit nom.
— D’après le peu que je sais, la chapelle se situe à l’extrémité ouest du loch Chon.
— Ah ça par contre, je sais où ça se trouve. Il faut prendre la route qui va vers Lomond, et continuer jusqu’au bout. Le loch Chon est le dernier, au bout du bout. Mais ça fait une trotte d’ici. Cela dit, le vieux Sheridan se fera un plaisir de conduire une jolie mignonne comme vous !
La femme lui lança un clin d’œil complice. Valeria n’avait pas l’habitude de rougir, c’est pourtant ce qu’elle fit.
— Je compte y aller dès demain matin.
— C’est joli là-bas, vous verrez. Mais dites-moi, pour venir d’Espagne dans le seul but de voir une chapelle, il faut une bonne raison.
— C’est un peu spécial. Je ne savais pas qu’elle existait et pourtant j’en rêve depuis que je suis toute petite. Alors, quand j’ai découvert une photo, je me suis dit qu’il fallait que j’aille voir.
— Et vous voilà. Eh bien, ça c’est une histoire ! Il faut que ça vous travaille vraiment pour que vous vous donniez la peine d’accomplir un pareil périple.
— J’y pense tout le temps. J’ai l’impression que cela ne pourra s’arrêter que lorsque je l’aurai vue.
— Vous savez, ce genre de chose ne se commande pas, ça vient d’en haut.
Mrs Jenkins leva les mains en désignant les cieux.
Contrairement à ce qu’avait d’abord espéré Valeria, elle ne se coucha pas de bonne heure. La soirée fut pourtant délicieuse et son hôtesse réussit même à la distraire de ses préoccupations. La jeune femme se détendit. Pendant des heures, elles se parlèrent de tout et de rien, de ces choses insignifiantes qui font les existences, de leur passé, de leur pays, de leurs sentiments. Madeline Jenkins posa beaucoup de questions sur Diego. Elle voulait tout savoir, s’il était beau, galant, ce que Valeria comptait faire avec lui dans le futur. À plusieurs reprises, Valeria se surprit à constater qu’en définitive, elle se confiait plus librement à cette inconnue du fin fond de l’Écosse qu’à ses propres parents. Dans quelques jours, Mrs Jenkins et elle se quitteraient pour, sans doute, ne plus jamais se revoir. Cette situation autorisait bien des franchises.
Elles firent la vaisselle ensemble, en papotant encore. Valeria s’endormit vite, sans rêver cette fois de la chapelle dont elle n’avait jamais été aussi proche.
Le lendemain, à l’heure dite, Madeline frappa doucement à la porte :
— Valeria, chère enfant, il est l’heure de vous lever.
Émergeant de sous l’édredon, la jeune femme répondit d’une voix enrouée :
— J’arrive, merci.
Fébrile, elle enfila un jean et un gros pull. Elle était à l’aube du jour historique où son rêve allait enfin prendre corps.
Lorsque Valeria entra dans la cuisine, les œufs au bacon frémissaient dans la poêle et le thé fumait sur la table.
— Alors, bien dormi ? demanda Madeline.
— Comme un saco. Je suis en pleine forme.
— Un saco ?
— C’est comme ça qu’on dit chez nous. J’ai dormi comme une masse, comme un sac.
— Ici, on dit plutôt as a squirrel in winter, comme un écureuil en hiver.
— C’est plus joli.
— Question de météo… Chez vous, les écureuils n’ont pas besoin de se protéger du froid. Pour en revenir à votre affaire, tôt ce matin, je suis allée voir le vieux Sheridan. Il doit être à Callander à 10 heures, mais il a tout de suite accepté de vous déposer au loch Chon. Il ne devrait pas tarder.
— C’est très gentil. Il ne fallait pas vous donner tout ce mal.
— Je lui ai dit que vous veniez de loin et que vous étiez très belle. Il n’a pas hésité.
— Je suis certaine qu’il le fait pour vous plaire plus que pour croiser une étrangère.
— Ma petite, je vais vous donner un conseil : ne cherchez jamais à comprendre les hommes, contentez-vous de vous réjouir lorsqu’ils font ce que vous voulez !
Elles éclatèrent de rire. Valeria, qui d’ordinaire ne mangeait rien le matin avant d’aller en cours, termina son assiette et accepta même d’être resservie.
Un coup de Klaxon poussif venu de la rue mit un terme au petit déjeuner.
— Il est l’heure, jeune demoiselle.
Valeria enfila son coupe-vent et glissa dans son sac à dos la bouteille d’eau et les sandwichs préparés et soigneusement emballés dans du papier d’aluminium par sa logeuse. Au moment de sortir, elle se retourna vers Mrs Jenkins.
— Je suis tout excitée, avoua-t-elle.
— Je le vois, répondit Madeline. Les gens qui ne font que du tourisme n’ont pas ce regard-là.
— Merci pour tout. Je reviens le plus vite possible et je vous raconte.
Madeline sourit.
— Sauvez-vous. Profitez-en et, en revenant, faites du stop. Ici, vous ne risquez rien.
Valeria ouvrit la porte, fit un petit signe d’au revoir et sortit.
L’homme était bourru mais courtois. À travers les vitres sales de la vieille Vauxhall un peu cabossée, Valeria regardait la forêt sombre qui enserrait la route. Madeline Jenkins était sévère en traitant M. Sheridan de vieux ; il ne devait avoir qu’une cinquantaine d’années. La casquette enfoncée jusqu’aux sourcils, il conduisait les yeux consciencieusement rivés à la chaussée. Il gardait toujours une main sur le levier de vitesses, ce qui ne l’empêchait pas d’oublier d’en changer, et ne mettait jamais son clignotant quand il tournait. Chaque fois qu’il parlait, c’était pour poser des questions sur Mrs Jenkins. À l’évidence, les autres sujets — dont les jolies Espagnoles — n’avaient aucune importance pour lui.
— On va aller jusqu’à Kinlochard, expliqua-t-il. Après, y a que des chemins de terre. Je pourrai pas forcément passer. Je vais vous larguer aussi loin que la voiture pourra aller. Ensuite, faudra marcher. Je connais pas, mais on dit que c’est pas vilain. Moi, dans la région, je fais pas de marche. Quand on a coupé du bois toute la journée et retourné son lopin de terre, on va pas se balader.
— C’est très aimable à vous de m’emmener.
— Normal. Pas la peine de remercier. Pour revenir, vous guettez les voitures. Y en a pas beaucoup, mais on les entend venir de loin. Pas besoin de coller l’oreille sur l’asphalte comme les Sioux !
La route déboucha de la forêt sur un petit loch. Coincé entre deux collines boisées, il reflétait le ciel, toujours nuageux mais avec quelques trouées bleues.