Marc n’arrivait pas à détacher le regard de sa femme. Il ne supportait pas de la savoir malheureuse ou inquiète. Elle l’était pourtant bien au-delà de ce que l’on peut endurer, et cela nuit et jour depuis des mois. Même s’il s’efforçait de ne pas le montrer, lui aussi était à bout de forces. Il aurait tant voulu que tout cela soit inutile. Il aurait préféré ne rien découvrir.
Il la regarda passer sous hypnose. Il vit ses doigts fins se détendre, ses épaules se relâcher, et ses avant-bras glisser des accoudoirs du vieux fauteuil.
Lorsqu’il se fut assuré que tout se déroulait normalement, il s’assit à une table et ouvrit un carnet à la couverture de cuir vert. D’une écriture appliquée, il y inscrivit la date et l’heure et consigna l’expérience en cours. Depuis qu’ils s’étaient décidés à fuir, plus d’un an auparavant, ils avaient scrupuleusement noté toutes les étapes de leur parcours jusqu’à ce soir. Sans hésitation, Marc alignait les mots. Pas à pas, il décrivait avec rigueur le processus et ses effets. Un bip de l’ordinateur principal attira son attention. Sans appréhension, il consulta l’écran — il ne s’agissait que du signal de passage à la phase de marquage. Cathy était toujours impassible sous son casque.
Avec méthode, Marc poursuivit son compte rendu. Ce qu’il décrivait était incroyable, inimaginable, et pourtant bien réel. Il s’agissait d’une des expériences les plus importantes et les plus prometteuses jamais pratiquées dans toute l’histoire de l’humanité. Pourtant, personne ne devait jamais en avoir connaissance. Les mots sur le carnet seraient la preuve que ni lui ni Cathy n’avaient rêvé. Ces pages contenaient leur vie, leur savoir, leur amour, toute leur histoire résumée pour qu’un jour, ils soient sûrs de se retrouver et de comprendre.
Cathy était à présent comme statufiée. Le processus allait encore durer une bonne demi-heure. Les différents graphiques sur l’écran indiquaient que le marquage se poursuivait sans obstacle. Marc observa sa femme mais un sentiment étrange l’envahit. Il détestait la voir immobile, figée dans ces éclairs froids, comme morte. Il détourna le regard et se concentra de nouveau sur le carnet. Demain, avant de s’envoler vers l’Europe continentale, il leur faudrait le cacher bien à l’abri, avec les sauvegardes informatiques et quelques objets personnels, dans une vallée voisine. Ces pages contenaient des secrets que tous les gouvernements du monde se seraient arrachés. Pour Cathy et lui, ce ne serait qu’une clé.
Lorsque l’ordinateur émit son signal répété et strident, Marc vérifia le listing des phases puis, ayant constaté que tout était normal, clôtura les programmes les uns après les autres. Avec précaution, il retira le casque et libéra sa femme. La sueur perlait sur son front. Il écarta une mèche collée sur sa tempe. Elle n’était pas encore revenue à elle mais respirait vite. Ses yeux grands ouverts et rougis avaient quelque chose d’effrayant : ils ne voyaient rien.
— Cathy, Cathy… appela-t-il doucement en lui frictionnant la main.
Comme si elle émergeait d’un profond sommeil, elle s’anima peu à peu. Sa tête oscilla, son regard reprit vie. Elle le fixa de manière étrange et demanda :
— C’est fini ?
— Complètement. Tout s’est bien passé. Nous sommes prêts.
Elle soupira :
— Au moins d’un point de vue scientifique…
Il lui désigna le carnet vert resté ouvert sur le plan de travail.
— Dès que tu te sentiras mieux, tu y mettras la conclusion…
— Je n’ai pas vraiment la tête à ça.
— J’ai commencé, tu achèves…
— Et tu ne liras que lorsque nous nous retrouverons ?
— Si tu veux. Mais j’espère que cela ne veut pas dire que tu as des choses inavouables à confesser !
Ils remontèrent peu de temps après. Marc attisa les braises et plaça une nouvelle bûche dessus. Dehors, la pluie avait cessé, la surface du loch était lisse et sombre comme un miroir reflétant le clair de lune. Il s’installa au creux du canapé. Elle s’allongea près de lui, la tête posée sur sa cuisse.
— J’ai la sensation d’être ivre, lui confia-t-elle. C’est vrai que ça donne mal au crâne.
— Ça va passer.
Il reprit le rythme régulier des caresses sur sa chevelure. Ses doigts vagabondaient dans les longues boucles. Il en aimait le soyeux, la douceur. Dieu qu’elle allait lui manquer…
Cathy finit par s’endormir, épuisée de trop d’angoisses et d’interrogations. Marc continua de penser à Greg, leur ami, à leurs travaux trop en avance pour une époque matérialiste et mercantile, à la cachette choisie pour la mallette d’archives. Le repos ne vint pas. Il passa la nuit à effleurer les cheveux et la nuque de celle qu’il aimait plus que tout et que demain il allait tuer.
2
Dans la grande salle de réunion du pied-à-terre londonien, la voix exaspérée du colonel Frank Gassner s’éleva de nouveau.
— Deux ans que nous suivons ce type à la trace, deux ans ! Et tout à coup, il nous file entre les pattes ! Vous vous laissez larguer comme des amateurs ! On aura de la chance si on n’est pas tous virés !
Pour la seconde fois, il frappa du poing sur la table. Face à lui, les cinq agents restèrent silencieux, impavides. D’ordinaire réputé pour sa maîtrise de lui-même, Gassner subissait l’effet dévastateur de trois nuits blanches consécutives et de l’incroyable pression qui pesait sur lui. N’était-il pas en charge du dossier le plus important de ces dernières décennies ? La pièce sentait le café froid et les gobelets vides débordaient de la corbeille. Au second sous-sol de la délégation culturelle américaine, aucun des bruits de la ville ne venait troubler l’atmosphère feutrée du repaire.
Gassner enchaîna :
— Nous ne courons pas après un narcotrafiquant ou un ex-nazi, on n’essaie pas d’obtenir un brevet de plus sur les carburateurs d’avions ou une puce électronique !
Il saisit la photo du professeur Destrel avant de poursuivre :
— Ce type est un génie, ce qu’il a trouvé risque de changer la vie de l’humanité, vous pouvez comprendre ça ? Non ? Eh bien, j’ai du mal moi aussi, mais ce que je comprends en revanche, c’est que nous avons des ordres et que si quelqu’un d’autre rafle ses découvertes, nous serons dedans jusqu’au cou pour très longtemps !
Il ne décolérait pas. Son regard bleu fusilla chacun de ses hommes.
— Dans moins de neuf jours se tiendra cette conférence à Oslo, et si cet idéaliste de Destrel révèle ses résultats au monde entier comme il en a l’intention, il déclenchera une foire d’empoigne historique. Avec sa naïveté et ses idées d’égalité, il va flanquer une panique apocalyptique !
Un grand costaud qui jouait nerveusement avec le cadran de sa montre de plongée hasarda une remarque :
— Colonel, vous savez bien qu’on fait l’impossible. On est moins d’une vingtaine pour surveiller soixante personnes sur trois continents. On dort pas, on bouffe pas. Au départ, c’était une simple surveillance. Et puis c’est devenu une course-poursuite planétaire. Si c’est si important que ça, ils n’ont qu’à nous donner les moyens…
Gassner se prit la tête dans les mains en s’adossant au mur. Il répondit d’une voix contrôlée :
— Wayne, je sais cela et je suis d’accord. Je viens d’un laboratoire de recherche gouvernemental. Je connais le décalage entre les ambitions des politiques et ce qu’ils sont prêts à mettre pour réussir. J’ai accepté cette mission parce que le sujet me passionnait. Cela fait deux ans que je réclame des moyens et des hommes à l’Agence. Mais nous n’en sommes plus là. Ce n’est plus une question de budget ou de chef de service qui fait la sourde oreille. Nous vivons des jours décisifs. Nous sommes à un tournant de l’histoire humaine. Il y aura eu un avant et un après. Tout se joue maintenant. Soit on saisit la balle au bond, soit on est en dehors du coup définitivement. Nous devons découvrir ce que Destrel a mis au point et le sécuriser avant la conférence !