Il pénétra dans la cuisine. Pour la première fois de sa vie, Greg n’était pas heureux d’y être. Tout était anormalement silencieux, pesant. Il ne s’était jamais trouvé seul dans cette maison. Il laissa courir sa main sur le plan de travail froid. Les casseroles de cuivre pendaient, alignées au mur. Près de la gazinière, il aperçut les petits bougeoirs que Cathy aimait disposer sur la table pour illuminer les soirées. Les souvenirs de dîners lui revinrent. La maison des Destrel avait toujours été ouverte. Ils recevaient leurs amis, le peu de famille qu’ils avaient, mais aussi des collègues et d’éminents scientifiques. Combien de théories avaient-elles vu le jour dans ces murs ? Combien de collaborations s’étaient-elles scellées autour d’un vieux cognac, devant un bon feu ?
Greg traversa le salon et se dirigea vers le bureau. Il ramassa les dossiers sans même vérifier ce qu’ils contenaient et les emporta près de la cheminée. Il prit le tisonnier et remua les cendres. Des braises rougeoyaient encore. À l’idée que seulement quelques heures auparavant, Marc et Cathy étaient là eux aussi, contemplant ce même âtre, l’émotion le submergea. Il recula et buta sur le canapé derrière lui. Il lutta de toutes ses forces pour ne pas pleurer comme un gamin. D’un geste mécanique, il enflamma une liasse de pages de notes et la jeta au centre du foyer. Pour se redonner du cœur à l’ouvrage, il prit une longue inspiration. Ce qu’il avait à accomplir était essentiel.
« Si nous avons bien travaillé, nous nous reverrons un jour », lui avait dit Marc lors de leur dernière entrevue. Comment avaient-ils pu en arriver là ? Comment une équipe de chercheurs pouvait-elle subir de pareilles pressions dans un monde qui se prétend libre ? Greg l’ignorait et aurait voulu ne jamais avoir à se poser la question.
Sans relâche, il passa la fin de la matinée à brûler les papiers, des liasses de listings, des notes. Il était à peine midi lorsqu’il s’attaqua au laboratoire de la cave. Avec méthode, il commença par rassembler les disquettes et les fichiers pour les effacer du poste principal. Il s’apprêtait à débrancher les derniers périphériques lorsqu’une puissante détonation résonna dans toute la maison.
Gassner et ses agents firent irruption dans le salon après avoir fait exploser la serrure de la porte principale. Arme au poing, les hommes en gilet pare-balles prirent possession de chaque pièce en quelques instants. Désignant la cheminée, Gassner donna l’ordre d’éteindre le feu et de sauver tous les documents qui n’avaient pas encore été consumés. Lui-même se précipita pour arracher quelques pages aux flammes et les piétina pour en stopper la combustion.
— Colonel ! Présence détectée à la cave !
Gassner fit volte-face.
Immédiatement, ses hommes prirent position de chaque côté de l’escalier. Prêts à faire feu, l’agent Wayne et un spécialiste des forces d’assaut en treillis noir descendirent pas à pas. Une fois en bas, ils lancèrent :
— Nous avons un homme, mon colonel. Il n’est pas armé.
Gassner dévala les marches et découvrit Greg, pétrifié devant sa chaise, tenu en joue par les deux agents.
— Baissez vos armes, ordonna le colonel.
Il jeta un rapide coup d’œil circulaire sur la pièce aux murs recouverts de graphiques et de feuilles de tests. Avec l’œil du connaisseur, il commenta :
— Calculateurs, générateurs d’ondes basse fréquence, matériel dernier cri… Joli. C’est un véritable petit laboratoire de pointe.
Puis s’adressant à ses agents, il ordonna :
— Prenez des photos en situation avant de tout évacuer. Ne laissez aucune trace. Faites vite ! Nous ne serons probablement pas les seuls à venir chercher ici. Si les Britanniques découvrent qu’on est venus sans leur autorisation, ils vont encore nous faire une crise.
Calmement, Gassner s’approcha de Greg.
— Asseyez-vous, lui dit-il.
Livide, Greg se laissa tomber sur son siège. Le colonel s’accroupit pour se placer à sa hauteur et commença d’une voix posée :
— Cher monsieur Hyson, que faites-vous ici ?
Greg resta muet.
— Vous savez sans doute ce qui est arrivé au professeur et à sa femme ? continua-t-il sans obtenir plus de réaction.
Il passa la main dans ses cheveux courts et reprit :
— Je veux que vous sachiez que nous n’y sommes pour rien. Ce sont les…
— Vous ou d’autres, quelle importance ? lâcha Greg. Vous êtes tous les mêmes !
— Non, monsieur Hyson, reprit le colonel d’une voix qui avait déjà perdu de sa douceur. Je n’aurais pas l’audace de vous expliquer votre métier, alors laissez-nous le nôtre. Nos services servent aussi à protéger…
— Vous vous moquez de qui ?
— Les travaux du professeur ne doivent pas tomber entre de mauvaises mains !
— Mauvaises pour qui ? rétorqua Greg. Le professeur travaillait sur la mémoire et ses mécanismes. Sa découverte aurait guéri d’innombrables pathologies et permis de comprendre le fonctionnement du cerveau ! Avant que les gens de votre espèce n’arrivent à détourner le vrai but de ses recherches, ça n’aurait tué personne !
Gassner eut un mouvement d’impatience. Greg tressaillit et se tut. Le colonel demanda :
— Puis-je savoir ce que vous avez jeté au feu ? Car je présume que c’est vous qui étiez en train de détruire des documents ?
— Qui êtes-vous pour exiger cela ? Faites-moi voir votre mandat de perquisition ! s’entêta Greg.
Gassner dégaina son arme et la pointa sous le nez de son interlocuteur.
— Ça vous va comme réponse ? Laissez-moi vous faire le topo : vous avez volontairement détruit les éléments cruciaux d’une enquête de sécurité nationale, monsieur Hyson. Personne ne sait que vous êtes ici. Si j’en donne l’ordre, on vous embarque et vous irez pourrir le reste de vos jours au fin fond d’une prison qui n’existe même pas officiellement. Ni procès ni dossier. Rayé de la surface de la terre. Vous n’existerez plus. Alors je vous conseille de vous montrer plus coopératif. Laissez-nous faire notre job. Nous voulons les comptes rendus des expériences du professeur.
Greg ne bougea pas. Gassner s’emporta d’un coup :
— Est-ce qu’ils sont en train de brûler à l’étage du dessus ? Oui ou non ?
— Oui, obtempéra Greg.
— En existe-t-il des copies ?
Greg hésita, puis baissant les yeux, répondit :
— Plus aucune.
— Connaissez-vous suffisamment les travaux du professeur pour pouvoir nous dévoiler ses résultats ?
Greg paniquait complètement. Il ne s’attendait pas à les voir débarquer, il ne pensait pas avoir à les affronter face à face. Parmi les idées les plus folles qui traversaient son esprit, il prit soudain conscience que certains fichiers essentiels étaient toujours dans l’ordinateur, juste derrière lui. L’analyse des séquences de marquage pouvait mettre ce type et ses experts sur la voie. Il réfléchit à toute allure. En faisant semblant de céder, il pourrait en profiter pour tout détruire. Il se leva, mais aussitôt Wayne lui posa le canon de son revolver dans le dos. Greg se tourna vers le colonel les mains en l’air et demanda :
— Je peux vous montrer quelque chose ?
Gassner acquiesça et l’autorisa à marcher librement. Les deux hommes s’approchèrent de l’unité principale toujours allumée. Wayne suivait Greg pas à pas, son arme pointée. Greg s’assit face à l’ordinateur et tapa une séquence chiffrée sur le clavier en disant :