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— Vous allez voir.

— Pourquoi cette soudaine bonne volonté ? interrogea Gassner, méfiant.

Greg continua comme s’il n’avait rien entendu. Chiffres et lettres lui venaient comme par réflexe, il avait fait cela tant de fois avec Marc et Cathy. Plus que quelques lignes de code, et il aurait réussi…

Gassner se pencha jusqu’à pouvoir lui murmurer à l’oreille :

— Qu’avez-vous derrière la tête, monsieur Hyson ?

Greg sourit avant de répondre :

— Rien, rien du tout. Vous voulez savoir, alors j’obéis…

— Il est en train de tout détruire ! s’exclama Wayne.

Gassner empoigna Greg par l’épaule et tenta de l’écarter du clavier, mais celui-ci se cramponnait, continuant à taper avec frénésie, les yeux rivés à l’écran. L’agent s’approcha pour prêter main-forte à son chef, mais Hyson résista.

Le coup de feu partit sans que personne ne s’y attende. Greg sursauta et porta les mains à son flanc. L’auréole de sang gagnait déjà tout son bassin. Gassner se releva, stupéfait ; Wayne s’écarta, son arme encore fumante à la main.

L’agent jeta un regard ahuri à son supérieur. Au coup de feu, les autres s’étaient précipités vers la cave. Wayne n’avait jamais perdu son sang-froid. L’équipe était à bout de nerfs, une bavure était prévisible, mais ce qui venait de se produire allait bien au-delà. Greg était la seule personne capable de leur en apprendre davantage sur la découverte du professeur. Wayne venait d’ouvrir le feu sur leur unique chance…

Quatre hommes remontèrent Greg et l’étendirent sur le canapé devant la cheminée. Il haletait et perdait rapidement son sang.

Le médecin de l’équipe découpa la chemise imbibée. La blessure était vilaine et l’hémorragie impossible à contenir sans équipement lourd. Le toubib adressa un regard sans équivoque au colonel, qui s’approcha du blessé en éloignant ses agents :

— Greg, écoutez-moi. Vous devez me dire ce que Destrel avait découvert, je vous en supplie.

Les yeux affolés du blessé sautaient d’un visage à l’autre, implorant de l’aide, cherchant désespérément quelqu’un qui puisse le sauver. En vain. Alors, résigné à en finir, Greg agrippa Gassner par sa veste et lâcha dans un dernier souffle :

— Prie le Ciel que je ne te retrouve pas…

4

Un baraquement miteux au fond de la zone technique, c’est tout ce qu’il avait obtenu. Et encore, il avait dû batailler ferme, faire jouer les appuis. On lui avait assigné un petit bâtiment désaffecté, derrière l’atelier d’entretien des voitures, plus loin que la chaufferie, à la limite de la zone militairement gardée. La pluie martelait les tôles ondulées ; il faisait froid, mais au moins, si loin et en pleine nuit, il avait la paix.

Avec précaution, Gassner sortit des caisses la dernière pile de documents à demi brûlés. Il la déposa sur un coin de table déjà bien encombré. Éplucher cette masse de documentation en quelques heures ne l’effrayait pas. Cela lui rappelait l’université, à l’époque où il se destinait encore à une carrière scientifique. Gassner n’avait pas la prétention de pouvoir comprendre ce que renfermaient ces dossiers, il comptait simplement sur son flair pour dénicher quelques feuilles intéressantes capables de convaincre sa hiérarchie.

D’un geste las, il attrapa la boîte d’archives qu’il venait de vider et se dirigea vers la porte de son taudis. Il fit coulisser le verrou et ouvrit. L’allée battue par la pluie était déserte. Par-dessus les toits des hangars, il apercevait le bel immeuble illuminé qui servait de quartier général à l’Agence. Là-bas, il y avait de la moquette épaisse et des sièges en cuir, les baies vitrées des façades étaient nettoyées deux fois par semaine. Il devait y faire chaud. Gassner siffla un coup bref. Surgissant d’un recoin abrité, le militaire de garde apparut. Le jeune homme s’avança sous la pluie.

— Vous êtes encore là, mon colonel ? demanda le soldat.

— Et bien décidé à y rester. Si je m’éloigne, ils sont capables d’en profiter pour tout balancer à l’incinérateur.

Poussant la boîte du pied, il ajouta :

— Mettez-la aux ordures avec les autres, c’est la dernière. Après, je vous fiche la paix.

— Bien, mon colonel.

Le soldat saisit la boîte de carton brun et s’éloigna à petites foulées dans la nuit.

Gassner inspira une grande bouffée d’air frais et rentra sans oublier de s’enfermer. D’un revers de manche crasseuse, il essuya les gouttes de pluie sur sa figure. À présent, son visage aussi était sale.

Le retour à Washington ne s’était pas bien passé. Comme prévu, il avait reçu l’ordre de plier bagages à Londres et de se présenter avec ses hommes dans les plus brefs délais au siège de l’agence de contre-espionnage, la toute-puissante NSA.

Dès leur arrivée à l’aéroport, on leur avait bien fait sentir que ce ne serait pas facile. D’abord, il y avait eu le camion de transport de troupes dans lequel ils avaient été obligés de s’entasser avec les caisses d’archives et les bagages, puis l’arrivée à l’Agence.

Comme souvent en cas d’échec de la mission, les hommes avaient été immédiatement séparés de leur supérieur pour être interrogés les uns après les autres. À chacun, on allait demander son analyse du fiasco, puis les bandes enregistrées seraient décryptées par des cohortes de secrétaires ; ensuite, des bataillons d’experts en feraient de volumineux rapports à charge et le tout serait tamponné d’un impressionnant « secret défense ». Gassner passerait sur le grill en dernier. Des mois plus tard, un ponte de la Maison-Blanche entouré de ses conseillers spéciaux déciderait, entre deux réunions géopolitiques stériles, à qui faire porter le chapeau du ratage.

Être déclaré responsable et voir sa carrière brisée laissait pourtant Frank Gassner complètement indifférent. Il n’avait que faire des médailles et de l’avancement accordé par des bureaucrates aux ordres des politiques. Ce qu’il aimait, c’était son métier. Chercher à comprendre, pister les scientifiques, voir venir et anticiper. C’était sa vie. Il aurait pu devenir un bon chercheur, mais, peut-être par manque de confiance en lui, il avait préféré saisir l’opportunité que lui avait offerte le gouvernement : aider la sécurité nationale à se tenir informée des progrès naissants. Il combinait de bonnes connaissances scientifiques et un sens aigu de la tactique. Quelques beaux succès lui avaient valu une excellente réputation, y compris chez les services secrets des pays concurrents. Pour la première fois, il venait d’échouer, mais avec ce coup-là, il décrochait la palme du plus beau loupé de l’Agence. Les conséquences étaient incalculables, pour lui et pour l’image des services de renseignement. Comment avait-il pu en arriver là ?

Depuis des années, lorsqu’il ne passait pas ses nuits à plancher sur des urgences, il se levait chaque matin aux aurores, avec l’obsédante volonté de connaître le professeur Destrel sous tous ses aspects. Au début, il avait fait son travail comme un bon agent de renseignement scientifique, mais rapidement, il s’était pris au jeu. Le professeur était très doué et ses découvertes de premier ordre. Gassner avait mis un point d’honneur à le suivre comme une ombre, à découvrir l’objet de ses recherches avant tout le monde. Les premiers temps, tout avait été facile. La vie du professeur et de son épouse était limpide et simple ; ses découvertes compréhensibles et d’une portée technique accessible. Peu à peu pourtant, Destrel s’était attelé à des sujets autrement plus complexes, s’engageant sur des voies scientifiques jusque-là inexplorées. Sa réputation grandit et Gassner ne fut plus le seul à le surveiller de près. D’autres nations s’intéressaient désormais au couple. Alors, il s’était acharné de plus belle. Il avait eu connaissance de chacun des déplacements de Destrel. Il possédait des dossiers sur tous ses proches. Il avait entendu la majeure partie de ses conversations, lu la plupart de ses correspondances. Il connaissait chacune de ses manies, sa façon de manger, il pouvait décrire son horrible pyjama préféré, toutes ses habitudes. La vie du couple n’avait aucun secret pour lui. Et pourtant, en deux jours, tout avait dérapé.