— Si je vous dis « compagnon » ?
Valeria fronça les sourcils, comme si elle faisait un effort. Après une hésitation, elle répondit :
— Diego.
Debbie remarqua le trouble mais la réponse était finalement identique. Elle enchaîna :
— Si je vous dis « Écosse » ?
— Chapelle, dit aussitôt Valeria.
Réponse inchangée.
— Si je vous dis « réveil de la mémoire antérieure » ?
Valeria resta sans réaction. Debbie répéta la question en articulant davantage :
— Si je vous dis « réveil de la mémoire antérieure » ?
— Cathy, répondit la jeune femme après un temps.
L’assistante de Jenson sursauta. Elle sentit l’excitation l’envahir. Cette réponse-là était le premier signe tangible que l’opération de stimulation du cortex avait fonctionné. Elle nota le prénom sur sa feuille et le souligna trois fois. À cet instant, le panneau d’entrée de la pièce s’ouvrit. Elle se leva d’un bond, prête à éconduire l’importun, et tomba nez à nez avec le professeur Jenson.
— Je suis en pleine séance, dit-elle à voix basse. C’est très prometteur mais le moment est délicat…
— Désolé de faire irruption, mais ces messieurs ne m’ont pas laissé le choix. Ils voulaient voir le sujet…
Jenson se décala et Debbie découvrit les trois militaires. Sa mine s’assombrit.
— Je déteste travailler devant des inconnus, siffla-t-elle.
Jenson lui fit discrètement signe de se taire.
— Ce ne sont pas des inconnus, rétorqua-t-il entre ses dents serrées. Ce sont nos patrons. Alors nous les accueillons poliment, ils regardent, ils sont contents et ils repartent vite…
Le professeur fit signe aux trois hommes d’entrer. Encadrant le général, Peter et Stefan pénétrèrent dans la pièce. Aussitôt, ils cherchèrent Valeria des yeux, sans la repérer tout de suite. Jenson leur désigna le fond de la salle d’examen où deux fauteuils étaient alignés contre le mur. Debbie siffla, agacée par leur intrusion.
Peter accompagna le général jusqu’à l’un des sièges. En se retournant, il aperçut enfin le visage de Valeria. Son cœur s’emballa. Il était incapable de détacher son regard d’elle. Elle lui paraissait fatiguée, plus âgée aussi.
— Eh bien, lui fit Jenson à voix basse, vous n’avez jamais vu un sujet sous hypnose ?
Peter n’entendit pas et s’approcha de la jeune femme. Stefan aussi la regardait. Il en avait les larmes aux yeux. Debbie contourna le fauteuil de sa prisonnière pour tenter d’empêcher Peter d’approcher davantage, mais le jeune homme, sans quitter Valeria des yeux, l’écarta d’un geste aussi doux que ferme.
Morton, inerte, suivait la scène sans rien dire. Seul un petit rire étouffé lui échappa. Peter et Stefan étaient aux pieds de la jeune femme. Malgré les regards assassins et les grognements de Debbie, les deux garçons s’approchèrent encore.
— Qu’est-ce qui se passe ici ?… maugréa Jenson.
— Ils la connaissent, déclara Debbie d’une voix haineuse. C’est certain. Ils sont venus nous la retirer…
Sans prêter attention à la remarque, Peter tendit sa main et la glissa sous celle de Valeria.
— Ne la touchez pas, capitaine, protesta Jenson. C’est très dangereux. Elle est sous hypnose.
Valeria ouvrit les yeux. Elle reprit conscience sans en avoir reçu l’ordre. Debbie porta les mains à sa bouche, soudain alarmée.
— C’est impossible ! s’exclama-t-elle.
À son tour, Stefan s’approcha. Il s’agenouilla auprès de Valeria et la prit dans ses bras. Il tremblait.
— Mais bon sang, s’énerva Jenson. Qu’est-ce qui vous prend ? Debbie, appelez la sécurité.
Peter dégaina son arme et le mit en joue :
— Ne tentez rien, professeur, sinon vous allez vraiment savoir ce qu’est la vie après la mort.
36
Revolver en main, Peter força Jenson à pénétrer dans son repaire blindé. Derrière Valeria et Stefan, Morton suivait à petits pas, docilement. Son regard n’exprimait rien, et entrer au cœur du centre ne lui fit aucun effet. Il semblait indifférent à ce qui l’entourait. La dose de tranquillisants que lui avait fait ingurgiter Stefan l’avait littéralement assommé, mais il était aussi sous le choc d’une vie de certitudes réduites à néant.
Stefan installa Valeria, encore faible, sur une chaise.
— Reste là, lui dit-il d’une voix douce. Il faut que j’aide Peter. Tu ne crains plus rien maintenant.
Stefan étudia la salle et les vitrines. Peter dévorait déjà leur contenu des yeux. Il fixait quelques pages à demi brûlées. Une écriture fine y égrenait les commentaires qui se perdaient dans les contours carbonisés. La vue de ces documents réveilla en lui des sentiments troubles. Par bribes, la dernière nuit de Gassner lui revint. Passé et présent se mélangeaient. Entre l’ivresse d’avoir retrouvé Valeria, l’exaltation d’être confronté à ces archives, le désir de vengeance et la mélancolie, Peter se sentait comme une embarcation ballottée sur une mer d’émotions déchaînée.
— Ouvrez ces vitrines, ordonna-t-il au professeur.
— Que comptez-vous faire ?
Peter attrapa l’homme au col et le plaqua contre le montant métallique.
— Et vous, que comptiez-vous faire ? dit-il entre ses dents. Ces documents ne vous appartiennent pas.
Stefan lui posa une main apaisante sur le bras.
— Calme-toi, Peter. Et vous, donnez-lui les clés, sinon ça va mal tourner.
Jenson désigna le bureau.
— Dans le tiroir de gauche.
Stefan trouva le trousseau et ouvrit lui-même la première vitrine. Il tendit les clés à son ami.
— Ça doit te faire drôle, lui dit-il. Vas-y doucement…
Il retourna auprès de Valeria. Peter plongea la main dans le meuble vitré et effleura les pages. Malgré les années, l’odeur de brûlé était encore perceptible. Avec le parfum du feu et du papier vieilli, les souvenirs revinrent plus violemment encore. Son esprit était assailli d’images qui se superposaient — l’explosion de la porte d’entrée chez les Destrel, le feu dans la cheminée, le martèlement de la pluie sur les tôles dans son hangar, et lui en pleine nuit, s’affairant comme un possédé entre les petits tas de documents en partie détruits.
Assis dans son coin, Morton affichait un demi-sourire, comme si du fond de sa léthargie, il saisissait toute l’ironie de la situation.
Dans la vitrine voisine, Peter aperçut quelques feuillets d’un format inférieur, repliés et remplis de notes. Ceux-là n’étaient pas noircis par le feu, juste un peu jaunis par le temps. Après avoir essayé plusieurs clés, Peter trouva celle qui ouvrait le meuble. Il était fébrile. En le voyant ainsi, Valeria se leva et s’approcha.
Peter saisit les feuillets. Avec précaution, il les déplia. L’encre noire était parfaitement lisible. L’écriture était plus irrégulière que celle des Destrel. Les phrases étaient courtes. Parfois, les notes n’étaient que des questions, des hypothèses inabouties, des mots lancés comme autant de pistes. Les mains de Peter tremblaient. Alors que la découverte des écrits des Destrel n’avait fait que l’émouvoir, ces pages le bouleversaient. Peut-être parce qu’elles étaient directement liées à lui, à son histoire, à ses vies.
— Ce sont des documents très fragiles, intervint Jenson, paniqué de voir cet inconnu manipuler ses trésors.
— Je sais, répondit Peter, laconique.
— J’ignore ce que vous cherchez, ajouta Jenson, mais vous devriez partir avec votre amie et laisser tout cela. Fuyez avant que la sécurité ne vous découvre. En fouillant dans ces documents confidentiels, vous aggravez votre cas.