Lentement, avec discrétion, Stefan porta sa main à l’étui de son revolver. Il passa les doigts autour de la crosse, prêt à toute éventualité. Morton suivait la scène des yeux, sans se départir de son demi-sourire. Lui semblait comprendre.
Peter finit par tendre la main à l’homme qui n’en finissait pas de l’observer et lui dit :
— Bonjour, Dumferson. Si on m’avait dit que nous nous reverrions en pareilles circonstances, je ne l’aurais jamais cru.
Était-ce la voix ou le regard ? Difficile d’en être sûr, mais Dumferson s’arrêta net, une expression d’effroi et d’incrédulité sur le visage.
— Ça fait un bail, continua Peter. Ne vous fiez pas à ce que vous voyez. Sentez, ressentez.
Il fit un pas vers l’homme qui, déstabilisé, se réfugia de l’autre côté du bureau. Inquiets du comportement inhabituel de leur chef, les agents de sécurité portèrent la main à leurs armes. Aussitôt, Stefan dégaina et les mit en joue.
— On se calme ! lança-t-il.
Tous étaient les témoins de l’étrange face à face. Peter avançait lentement vers celui qui, vingt ans plus tôt, était venu le chercher pour le dernier rendez-vous avec Morton.
— La situation est assez savoureuse, vous ne trouvez pas ? déclara Peter. Vous, Morton et moi, ici, devant tous ces souvenirs…
Dumferson saisit son arme et la pointa sur le jeune homme.
— Arrêtez de me regarder ainsi. Baissez les yeux, demanda-t-il d’une voix qu’il voulait menaçante mais qui avait quelque chose d’implorant.
— Cela ne servira à rien, répondit Peter. Vous et moi savons. Vous aviez raison, Dumferson, ils étaient décidés à me faire la peau. Ils ont confisqué ce que notre équipe avait sauvé en Écosse. Vous vous souvenez ? Notre retour, les interrogatoires. Vous avez tous évité de me charger… Le dernier matin, c’est vous qui êtes venu dans le hangar rouillé où je triais les documents. Vous étiez inquiet pour moi, Dumferson. Vous m’avez trouvé épuisé, sale, à bout de forces mais motivé comme jamais. Vous étiez surpris de tout ce que j’avais réussi à faire pendant la nuit. Je vous ai parlé de ce que j’avais découvert. Je vous l’ai dit, rappelez-vous, l’affaire Destrel était loin d’être terminée…
Dumferson saisit sa tête à pleines mains, comme si un hurlement lui transperçait les tympans. Il ferma les yeux de toutes ses forces, esquissa quelques pas titubants, heurtant le bureau, renversant les écrans et le pot à crayons. Il resta un moment recroquevillé. Puis il ouvrit les yeux, hagard.
— Je n’en ai parlé à personne, jamais… gémit-il. Comment pouvez-vous savoir ?
— J’étais là, Douglas, c’est aussi simple que cela. L’esprit de Gassner est en moi. Il ne faut pas avoir peur.
Peter s’approcha et posa sa main sur l’épaule de son ex-équipier. Dumferson fut parcouru d’une espèce d’onde, comme si le passé resurgissait, comme s’il avait remonté le temps. Il allait se redresser et découvrir son colonel là, devant lui.
Jenson sentait la situation lui échapper totalement. Il était incapable de comprendre ce qui se déroulait sous ses yeux, mais il savait que c’était mauvais pour lui. Il ordonna aux gardes :
— Arrêtez-les ! Arrêtez-les tous ! Ce sont des imposteurs. Ils nous menacent !
Alors que les hommes s’élançaient, Dumferson les arrêta d’un geste. Il se redressa.
— Non, les gars, laissez. Ne l’écoutez pas. Ça va aller.
Sa voix était faible, comme s’il venait d’encaisser un choc violent. Les gardes hésitèrent. Leur chef était bouleversé, les yeux rougis, le corps agité de tremblements. Jenson essaya de protester mais Dumferson ne lui en laissa pas le temps.
— Écoutez-moi, déclara le chef de la sécurité à ses hommes. On se connaît depuis longtemps, je vous demande de me faire confiance. Sortez d’ici, verrouillez la porte et ne laissez personne entrer. S’il se passe quoi que ce soit, prévenez-moi par l’intercom.
— Bien, monsieur.
— Dumferson, vous êtes un traître ! s’écria Jenson.
— Non, professeur, plus depuis quelques minutes…
En moins d’une demi-heure, Peter lui avait expliqué la situation. De temps à autre, le chef de la sécurité le dévisageait, encore incrédule, comme si le gamin qu’il avait face à lui accomplissait un incroyable tour de magie. Ce jeune homme ressuscitait le seul supérieur que Dumferson avait jamais admiré.
— Bon sang, ce que ça peut faire bizarre ! commenta ce dernier. C’est comme si votre image se superposait à la sienne. Je l’ai côtoyé pendant près de dix ans, tous les jours, et là, j’en viens à mélanger vos traits, vos visages… Ce qu’il y a de pire, c’est que je vous parle comme si vous étiez Frank et qu’il me répond. C’est assez traumatisant.
— On s’y fait, déclara Peter avec un haussement d’épaules.
— S’il était là, il me trouverait vieilli, empâté. Quand même, c’était une époque passionnante, on travaillait pour de vrais enjeux. On y croyait ! Si seulement tout cela n’avait pas mal fini…
— Ça n’est pas fini, commenta Peter.
Dumferson acquiesça avec un petit sourire. C’était bien une remarque à la Gassner.
— Alors vous faisiez partie de l’équipe qui surveillait les Destrel ? interrogea Valeria.
— Oui, et j’étais sous les ordres directs du colonel Gassner.
— Et comment avez-vous atterri ici ? demanda Stefan.
— Après la disparition du colonel, l’unité a été dissoute. Nous avons tous été éparpillés et affectés à des postes souvent miteux. Le général Morton m’a contacté quelque temps après, en me racontant qu’il déplorait ce qui s’était passé, qu’il connaissait ma valeur et qu’il était prêt à me redonner ma chance. Il s’agissait de travailler sur un projet top secret : un centre expérimental nouvelle génération. Trop heureux de sortir de la galère, j’ai accepté, et ça fait plus de quinze ans que je suis en poste ici.
— Et vous n’aviez aucune idée de ce à quoi ce centre était consacré ? s’enquit Peter.
— Non, ce n’était pas mon job. Vous le savez bien, tout est très sectorisé. D’autant qu’en l’occurrence, tout passait par Morton. J’étais sous son autorité et c’est à lui seul que je rendais des comptes.
Jenson écoutait la conversation avec autant de rage que de dépit. Plus il en apprenait, plus il s’apercevait que Morton avait manipulé tout le monde, lui y compris. Le général avait fait en sorte d’éviter toute communication transversale, tenant chacun par des intérêts personnels. Ainsi, personne n’avait de vision d’ensemble, et lui seul aurait été en position de s’approprier une éventuelle découverte. Dans son système, tout le monde surveillait tout le monde et lui était au-dessus de la mêlée.
Sur sa chaise, Morton s’en moquait. De temps en temps, il relevait le nez et dévisageait l’un des intervenants.
— Une belle bande de crapules, jugea Dumferson en toisant le général et Jenson.
Il s’attarda sur le professeur et ajouta :
— Vous, je ne vous ai jamais vraiment apprécié. Aujourd’hui, je sais pourquoi.
Revenant aux trois jeunes gens, il demanda :
— Et maintenant, qu’allez-vous faire ?
— Nous voulons reprendre une existence normale, déclara Valeria. Toute cette histoire a bouleversé notre vie malgré nous. Nous souhaitons pouvoir être en paix, comme si tout cela n’était jamais arrivé. Nous ne voulons être les cobayes de personne.
— Ce doit être possible, commenta Dumferson. À part le professeur et le général, personne ne vous connaît. Il suffira d’annuler les avis de recherche lancés sous de faux prétextes auprès des services secrets et tout ce joli monde vous oubliera. Il vous faudra être discrets quelque temps.