— Et pour tout ça ? fit Peter en désignant le contenu des vitrines et la machine reliée au sarcophage.
— Il faut tout faire disparaître, trancha Stefan. Définitivement. C’est notre seule chance. L’affaire est née de ces documents, elle s’arrêtera avec leur destruction.
— Et pour la mallette ? intervint Valeria.
— Nous verrons cela plus tard, répondit Peter. Elle est en sécurité pour le moment.
Jenson ne perdait pas un mot de la conversation. Il réfléchissait de toutes ses forces à la façon dont il pouvait retourner la situation à son avantage.
Valeria précisa :
— Dans le centre, certaines personnes sont détenues et utilisées contre leur gré. Ce sont des médiums.
— Ne vous mêlez pas de ça, gronda Jenson.
— Je ne suis pas au courant, constata Dumferson. Pour nous, les gens qui travaillent ici sont au secret, mais nous ne connaissons ni leur fonction, ni ce qui les lie au centre. Je sais juste qu’un individu prénommé Simon n’a pas le droit de sortir…
— Vous me le paierez tous, ragea Jenson.
— Ce Simon est médium, lui aussi, annonça Valeria. Il m’a aidée.
— Pour le libérer, il n’y a qu’une solution, déclara Dumferson. Comme pour vous, nous devrons effacer toute trace de son existence ici, et il devra fuir.
Jenson frappa du poing sur la table. Il pointa un index menaçant :
— Je ne vous laisserai pas faire ! Vous contrecarrez l’un des projets les plus importants de l’histoire de l’humanité. Si vous croyez que vos petites existences valent ce que vous songez à détruire, je vous le dis, vous vous trompez. Rien ne s’arrêtera jamais, parce que la vie est ainsi, parce que personne n’a jamais pu arrêter la marche du progrès.
Exalté, Jenson faisait de grands gestes, vociférant ses menaces comme un prédicateur certain de son pouvoir. Il poursuivit :
— Vous ne pourrez pas me stopper, la mort des Destrel n’a rien empêché…
Peter s’avança vers lui et, sans aucun avertissement, le frappa violemment au visage. Jenson s’effondra sans terminer sa phrase. Dumferson se pencha par-dessus le bureau pour observer le corps inerte, étalé sur le sol comme un pantin désarticulé. Le nez commençait à saigner.
— Jolie droite, apprécia-t-il. C’est Frank ou c’est vous qui l’avez frappé ?
— Étant donné la violence du choc, commenta Stefan, ils s’y sont probablement mis tous les deux…
Dans la grande salle mise à sac, Peter sauta au bas de sa chaise et jeta par terre le dernier détecteur d’incendie qu’il venait d’arracher du mur. Au plafond, un peu partout, les fils pendaient, dénudés. Les vitrines étaient maintenant vides et leur contenu grossièrement entassé au centre de la pièce avec le sarcophage renversé, les disques durs fracassés, les tours d’ordinateurs et les écrans défoncés. Le tas était impressionnant.
Valeria, Stefan et Dumferson étaient remontés avertir les médiums de ce qui avait été décidé et vérifier qu’aucun autre document les concernant n’avait été oublié. À l’heure qu’il était, Jenson devait toujours être évanoui, enfermé dans un local technique des étages supérieurs.
Seul, Peter contemplait l’amoncellement hétéroclite. Il s’agenouilla au pied du bric-à-brac jeté pêle-mêle et en tira une note de Marc Destrel. Il la parcourut. Il lui sembla la reconnaître, mais de façon curieuse, le sentiment lui déplut, comme s’il en avait assez. D’un geste las, il la rejeta sur le reste. En vidant les vitrines, le jeune homme avait bien songé à garder une ou deux feuilles, en souvenir, mais à quoi bon ? Il fallait tourner la page, la brûler même.
En fouillant dans sa poche à la recherche du briquet que lui avait confié Dumferson, Peter songea que la vie était décidément bien étrange. À vingt ans d’intervalle, l’esprit qui avait sauvé ces documents du feu allait cette fois les détruire. Non sans une pointe de sadisme, Peter aurait bien aimé que Jenson assiste à l’embrasement de son trésor. Le professeur aurait sans doute été fou furieux de voir sa seule chance d’élucider l’énigme partir en fumée. En obligeant Jenson à affronter ça, Peter aurait un peu vengé Gassner et les Destrel — et Valeria aussi.
Il alluma le briquet, se pencha et enflamma les pages qui dépassaient. Aussitôt, le papier sec crépita dans le laboratoire. Les flammes se propagèrent, rongeant les mots d’un front noir qui ne laissait que de la cendre. Le feu gagna en puissance, dévorant les pages voisines, léchant les carcasses des ordinateurs dont le plastique noircissait, sur le point de fondre. Une fumée épaisse monta bientôt. Peter se dirigea vers le point de contrôle de l’air conditionné et poussa l’aspiration d’air à son maximum. Dans quelques minutes, cette pièce ne serait plus qu’une fournaise. Déjà, le feu s’étendait, transformant l’amas en brasier. Les objets, les liasses de relevés prenaient feu les uns après les autres. La température de la salle augmentait à toute vitesse, mais ce n’était pas uniquement pour cela que le front de Peter perlait de sueur. Il recula, fuyant la chaleur : il savait qu’il ne pourrait plus rester longtemps. Après lui, plus personne ne verrait ces documents si précieux, plus personne ne pourrait jamais les lire.
Tout ce qui était irrévocable l’avait toujours mis mal à l’aise, presque rendu malheureux. Peut-être parce que cela le renvoyait à ses limites, à son impuissance face au définitif. Gassner non plus n’avait jamais aimé cette notion… mais étrangement, alors que les flammes n’étaient plus loin d’atteindre le plafond, Peter ne sentait plus sa présence.
— À quoi penses-tu ?
Peter sursauta. Depuis l’entrée de la salle, Stefan contemplait son ami dans la lueur du feu. Sa silhouette se découpait, nette. Au plafond, un premier bloc d’éclairage explosa sous la chaleur.
— Je suis descendu voir si tu avais besoin d’un coup de main, continua Stefan. Si je dérange, je peux remonter.
— Non, reste. Je ne t’avais pas entendu venir. J’étais perdu dans mes pensées.
— Honnêtement, il y a de quoi s’y perdre.
Il toussa à cause de la fumée qui, malgré l’aspiration, commençait à saturer l’air.
— Il vaudrait mieux ne pas traîner ici, fit-il.
Peter acquiesça. Il jeta un dernier regard aux documents dévorés par les flammes et battit en retraite vers la sortie. Il activa la fermeture de la porte blindée. Lentement, l’énorme battant d’acier scella la salle. Lorsque le dernier interstice se réduisit à l’extrême, seule une lueur rougeâtre s’échappait encore. La fournaise faisait exploser les vitres et tordait les tôles dans des hurlements effrayants. Les dalles du plafond, à moitié fondue, tombaient les unes après les autres.
Au moment où la porte acheva sa course, le silence s’abattit sur le couloir d’accès.
Les deux garçons restèrent un instant sans rien dire. Ce qui venait d’être accompli était essentiel. Peter préféra ne pas trop y réfléchir pour le moment. Ils avaient d’autres priorités.
— Comment trouves-tu Valeria ? demanda-t-il.
— Je crois qu’elle a vécu des jours terribles, mais elle m’a l’air solide.
Peter hocha la tête, satisfait de voir son impression confirmée. Puis ce fut au tour de Stefan de l’interroger :
— Tu penses qu’elle pourra oublier ce qu’elle a enduré ici ?
Peter fut surpris par la question.
— Pour être franc, je ne sais pas, dit-il. Je ne crois pas que l’on puisse oublier, on apprend seulement à vivre avec le souvenir.
La réponse était logique mais ne convenait pas vraiment à Stefan. Il aurait souhaité entendre autre chose, c’était important pour la suite.