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— Allez viens, dit-il. Il est temps de filer.

38

D’après la carte routière, il ne restait plus qu’une trentaine de kilomètres avant d’atteindre l’adresse indiquée par Dumferson. Il avait prévenu : la maison était inhabitée depuis plusieurs années et elle n’était sûrement pas en parfait état, mais sa situation à la sortie d’un trou perdu du Maine, à moins de cent kilomètres de la frontière canadienne, en faisait l’endroit idéal pour attendre que les avis de recherche soient retirés et que Simon reçoive des papiers d’identité.

Sans broncher, la vieille Buick avalait les côtes de plus en plus abruptes de cette région boisée. Stefan était au volant. Les paysages préservés et la liberté fraîchement retrouvée leur procuraient la sensation de découvrir un monde neuf et pur. Ils étaient partis depuis deux heures, roulant pour s’évader, décidés à fuir le centre et son ambiance malsaine, qui pourtant leur collait encore à la peau. Aucun n’arrivait à chasser les visions de couloirs blafards et de pièces exiguës donnant la désagréable impression d’être prisonnier d’un Tupperware stérilisé. Ni les paysages uniformément couverts de grands arbres ni le beau temps n’arrivaient à leur faire oublier ce à quoi ils venaient d’échapper.

Sur la banquette arrière, Valeria dormait, la tête calée dans le blouson de Peter. À sa gauche, Simon regardait par la fenêtre de sa portière avec l’avidité d’un gamin qui s’aventure pour la première fois dans le monde. Par la vitre entrouverte, il percevait le parfum des forêts chauffées par le soleil de cette superbe matinée. Il n’était pas sorti du centre depuis plus de cinq ans. Ses yeux plissés s’accommodaient mal de la lumière et malgré cela, il faisait tout pour les maintenir bien ouverts. Il n’en finissait pas de se réjouir. Il n’osait pas y croire. De temps en temps, il caressait son pantalon, un modèle de coton marron tout à fait ordinaire mais qui, à côté des éternelles tuniques du centre, ressemblait à un habit de fête.

Environ un an après le début de sa captivité, Simon avait progressivement commencé à perdre le fil du temps. Les rythmes artificiels et l’absence de repères dans le centre avaient fini par porter leurs fruits. Les autres médiums qui eux, bénéficiaient parfois d’autorisations de sortie, le tenaient au courant des dates et lui apportaient des nouvelles de l’extérieur, mais il s’était peu à peu convaincu qu’il ne ressortirait jamais. Sans famille directe, sans proches dans le pays, il n’avait même pas pu compter sur l’inquiétude des siens pour déclencher une quelconque enquête. Il ne pouvait espérer aucune aide. Dès lors, il avait vécu comme un véritable rat de laboratoire, victime de son don, manipulé par Jenson qui alternait vaines promesses auxquelles Simon ne croyait plus depuis longtemps et menaces physiques qui le faisaient cauchemarder.

Le front collé au carreau, Simon observait tout ce que le pays présentait à ses yeux : les fleurs, les granges, les chevaux galopant dans les vastes enclos, les chiens et les gens de tous âges. Les enfants et les vieux le faisaient sourire. Tout banals qu’ils étaient, ils lui avaient terriblement manqué. Simon sursauta de surprise lorsqu’un énorme camion chargé de troncs les frôla en sens inverse.

— Nous ne devrions pas tarder à arriver à Skowhegan, déclara Peter, les yeux sur la carte. Après, il faudra prendre vers Bingham et nous ne serons plus loin. Skowhegan a l’air un peu moins paumé. On pourrait s’y arrêter, acheter des provisions et manger un morceau ?

Stefan approuva. Peter jeta un œil à l’arrière, s’aperçut que Valeria dormait toujours et demanda à voix basse :

— Et vous Simon, qu’en dites-vous ?

L’homme parut décontenancé. Il n’était plus habitué à ce qu’on sollicite son avis. À force d’être emprisonné et pris en charge nuit et jour, il ne savait plus choisir.

— Je ne sais pas, dit-il. Décidez et ça m’ira très bien.

Même s’il n’avait exprimé aucune opinion, il avait la grisante sensation d’avoir été écouté. Satisfait, il se replongea dans la contemplation du paysage. Les maisons de plus en plus rapprochées annonçaient la petite localité. Dans des villages aussi reculés, il n’y avait pas de centre commercial, c’est d’ailleurs ce qui en faisait le charme. Hormis la station-service et les entrepôts forestiers, les quelques magasins étaient tous en centre-ville.

Impossible de se perdre à Skowhegan, il n’y avait qu’une seule rue. Les maisons aux façades peintes en bleu ou en bordeaux étaient construites un peu en retrait de la chaussée. Entre le bureau du shérif et le cabinet médical, dont l’enseigne annonçait fièrement qu’on y soignait aussi bien les animaux que les humains, se trouvaient une épicerie, un coiffeur et une taverne dont il était difficile de savoir si elle était ouverte ou abandonnée tant la devanture était sale et délabrée. Stefan se gara juste devant.

Simon porta son attention sur l’épicerie, dont il dévora l’étalage des yeux. La multitude d’articles multicolores suspendus au-dessus du présentoir d’ustensiles de cuisine le fascinait.

— Est-ce que je peux venir avec vous faire les courses ? demanda-t-il. Je vais vous paraître idiot mais pour moi, c’est un peu Noël…

— Pas de problème, décréta Stefan. Allez-y, je reste avec Valeria.

Dans le rayon des conserves, Peter remplissait généreusement son panier de boîtes de pâtes aux tomates. Sous l’œil du commerçant qui devait le prendre pour un demeuré, Simon regardait avec ravissement les paquets de biscuits sucrés. Il y en avait des ronds avec de la confiture rouge, des fourrés à l’orange, de toutes les formes. Il ne se souvenait même pas qu’il ait pu en exister autant. Il prit des tartelettes à l’abricot et revint vers Peter.

— On peut prendre ceux-là ? Avant, je les adorais…

— Prenez-en autant que vous voulez, lui répondit Peter, attendri.

Malgré la différence d’âge prononcée, on aurait pu croire que c’était Simon le plus jeune.

Un homme entra dans la boutique. Il salua rapidement l’épicier et se dirigea à la hâte vers le rayon des bières. Il attrapa trois packs de Bud et revint vers la caisse. Au passage, il bouscula Simon, ce qui fit tomber l’un de ses packs.

— Espèce de… ! Tu peux pas faire attention ! s’énerva aussitôt l’individu.

Simon, complètement désemparé, se figea dans un mutisme absolu, tête baissée. Il jeta un coup d’œil effaré à Peter.

— Désolé, fit celui-ci, mais si vous aviez fait attention, ça ne serait pas arrivé.

L’homme fit volte-face.

— T’as un problème ? grogna le type, l’œil mauvais. Tu cherches des crosses ? Parce qu’ici, les étrangers…

Peter recula.

— Mitch ! tonna l’épicier. Fous la paix à mes clients.

L’homme ramassa son pack, le paya et sortit en grommelant.

Dans la voiture, Valeria dormait toujours. Simon n’avait pas attendu pour se jeter sur ses gâteaux. Ses chaussures lui faisaient mal. À cela non plus, il n’était plus habitué. Stefan conduisait en mangeant un sandwich et Peter n’arrivait pas à chasser l’incident de son esprit.

Silencieux, le visage fermé, il ne cessait de se repasser mentalement la scène du magasin, et cela lui posait un véritable problème : pour la première fois, face à une situation de crise, Gassner ne lui avait pas soufflé comment réagir. La petite voix n’avait rien dit. Peter s’était retrouvé comme n’importe quel gamin de vingt ans menacé. Et il avait eu peur.

Stefan retira le grand drap blanc, découvrant le lit double.

— Dumferson n’est pas venu ici depuis longtemps, commenta-t-il en agitant la main pour dissiper le nuage de poussière.

— Ce sera très bien, répondit Peter en décoinçant l’unique fenêtre d’un coup de reins. C’est finalement l’adresse la plus confortable que nous ayons eue depuis bien longtemps.