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L’air frais entra dans la pièce. La chambre, la plus grande des deux situées à l’étage, donnait sur une belle étendue herbeuse parsemée de bouleaux.

Au rez-de-chaussée, Valeria disposait les provisions sur les étagères de la cuisine pendant que Simon achevait d’ouvrir les volets. La maison était située assez loin du village, isolée de la route par un alignement de châtaigniers sous lesquels avait prospéré un inextricable taillis de ronces et de mûriers. Sur le côté, coincé entre la maison et un vieux garage de planches, on devinait les restes d’un potager.

En s’étirant, Simon cala le dernier battant de bois des fenêtres de la cuisine. Il souffla et se retourna vers Valeria. Il s’immobilisa dans la contemplation de la jeune femme.

— Eh bien quoi ? demanda-t-elle, amusée, vous n’avez jamais vu quelqu’un ranger des courses ?

— Il y a des années que je n’ai pas vu quelqu’un faire quoi que ce soit de normal.

— Tenez, aidez-moi, mettez le liquide vaisselle et l’éponge sur l’évier, derrière vous.

Valeria s’affairait, heureuse de se consacrer à une tâche ordinaire. En accomplissant ces gestes simples, elle retrouvait un peu sa vie d’avant. Simon la fixait toujours. Valeria surprit son regard et déclara :

— Je vous trouve étonnant.

— Pourquoi ?

— Là-bas, au centre, vous aviez tout d’un patriarche. Vous aviez l’air si sage, si rassurant, et là, vous ressemblez presque à un enfant.

— Les circonstances étaient particulières. Vous m’avez d’abord connu comme médium, et dans l’état de détresse où vous vous trouviez, même mes maigres capacités pouvaient vous aider. Mais je vous promets que je ne suis ni un patriarche ni un monument de sérénité et de sagesse. Les autres me respectaient pour ce que je ressentais mais lorsqu’il s’agissait de vie quotidienne, chacun se débrouillait très bien sans moi. C’est plutôt moi qui avais besoin d’assistance. Je suis resté enfermé trop longtemps, j’ai perdu toute autonomie. Je crois aussi que je m’étais résigné à ne plus jamais vivre normalement. Je m’étonne vraiment de ce qui m’arrive depuis hier soir. Et puis il y a autre chose…

L’homme réunit ses mains et croisa ses doigts. Valeria l’avait déjà vu faire ce geste, au centre, lorsqu’ils avaient parlé la première fois.

— Vous savez, dit-il, lorsque vous m’avez proposé de fuir avec vous, j’ai d’abord eu peur.

— De quoi ? s’étonna la jeune femme qui, du coup, interrompit son rangement.

— Je sais que cela va vous surprendre, mais j’ai eu peur de vous trois. J’étais un captif à qui l’on offrait soudain la liberté, et c’était inespéré. Mais il y avait aussi ce que j’éprouve à votre contact.

Simon sembla chercher ses mots et reprit :

— Voilà plus de cinquante ans que je côtoie des gens et je n’ai jamais perçu cela auparavant.

Il hésitait à en dire plus.

— Que ressentez-vous ? demanda Valeria, intriguée.

— Une puissance, terrible, extraordinaire, qui n’a rien de commun avec ce qu’émettent les gens d’habitude.

— Je n’en ai pas conscience.

— Je sais. Mais croyez-moi, c’est impressionnant. Imaginez-vous soudain confrontée à une force qui vous touche intimement et que vous ne maîtrisez pas, que vous ne comprenez même pas. Tout ce que vous êtes, tout ce que vous percevez est remis en cause. Comme si vous étiez confrontée à une clé des mystères de la vie, à ces choses que l’on sent mais sur lesquelles on n’ose même pas s’interroger. Elles sont à la limite de notre champ de compréhension. Et tout à coup, la réponse vous apparaît avant même que vous n’ayez atteint la maturité pour poser la question. C’est un choc ! Avec la fascination, surgit la peur. Simplement par ce que vous êtes, vous avez balayé les maigres certitudes que je m’étais patiemment construites pendant des années. Je croyais comprendre l’Esprit mieux que les autres et vous m’avez brutalement ramené à ma minuscule dimension.

Valeria n’aimait pas l’idée de pouvoir être autre chose que simple.

— Vous discernez aussi cela avec Peter et Stefan ? demanda-t-elle.

— Avec Peter, c’est pire. Il est le plus puissant de vous trois. Son esprit est, comment dire… en éruption constante, il émet et reçoit en permanence.

— Vous pouvez sentir ce qu’il émet ?

— Non, je peux juste dire si la radio est allumée et jusqu’où elle porte, mais je n’entends pas ses émissions. Je détecte une activité. Au mieux je peux, si je suis physiquement proche de la personne et qu’elle est consentante, arriver à me brancher sur elle, mais même une perception aussi ponctuelle reste un exploit pour moi.

— Et Stefan ?

— Il est comme vous. Vos flux sont irréguliers, on a parfois l’impression que vous envoyez des signaux au hasard, comme un message lancé dans la nuit des âmes. Votre émetteur appelle et la réponse ne vient pas encore parce que la liaison est brouillée. Comme si la longueur d’onde n’était pas la bonne. Mais j’ignore comment cela se régule. Je sais reconnaître une radio, mais je ne sais même pas l’utiliser. Lorsque le professeur a tenté de forcer votre esprit, j’ai cru qu’il avait juste réussi à tout détruire et vous avec.

— Apparemment non. Vous aussi, vous avez subi leurs expériences ?

— Non, ils savaient qu’il n’y avait rien de plus à tirer de moi que ce qu’ils utilisaient. J’ai eu peur pour vous parce que moins d’un an auparavant, ils ont eu un autre prisonnier et ils lui ont fait subir quelque chose du même genre.

— Jenson y a fait allusion juste avant de m’attacher dans cet horrible sarcophage.

— Il vous a dit ce qui était arrivé après ?

— L’homme est devenu fou et s’est tué, c’est ça ?

— Malheureusement, la réalité est un peu plus effrayante que ça. Ce pauvre type, un Allemand je crois, Julius… Je ne me souviens plus de son nom. Je l’ai rencontré à son arrivée. Je devais évaluer son potentiel. Il avait l’air complètement terrifié. Il s’était accroché à moi. Il a été emmené quelque part dans les étages du centre pour y subir le même genre de traitement que vous. Lorsque le soir suivant, il a été remonté dans sa chambre, il délirait. Il marmonnait en boucle, répétant quelques mots à propos d’un pianiste, d’une chapelle. Il pleurait sans arrêt. On m’a appelé à son chevet pour évaluer à quel point sa puissance d’émission cérébrale avait augmenté. Au lieu de se renforcer, elle était nulle. Il était détruit, son cerveau était — l’expression est horrible mais exacte — grillé. Ils l’ont laissé hurler toute la nuit. Même à l’extrémité des interminables couloirs, on l’entendait de nos chambres.

Quelques heures plus tard, le silence était revenu. On a cru qu’il s’était endormi. Lauren est allée le voir à son réveil le lendemain et elle a trouvé les hommes de Jenson en train de laver sa chambre à grande eau. Ils n’avaient pas fini, il restait des traces de sang partout sur les parois. Ils lui ont juste dit à mots couverts que le pauvre avait fracassé sa table de nuit et, avec l’un des pieds, s’était défoncé le crâne…

Valeria sentit son estomac se soulever.

— Son nom, dit-elle, ce n’était pas Kerstein ?

— Si, c’est ça. Maintenant que vous le dites, ça me revient. Comment le savez-vous ?

— C’était un universitaire à qui Stefan était allé se confier. Ce Kerstein l’avait interrogé sous hypnose, puis avait disparu sans laisser de traces.

— Il aura peut-être parlé du cas de votre ami à quelqu’un de trop, et l’affaire sera remontée aux oreilles du centre…