— Possible, en effet, qu’il se soit jeté lui-même dans la gueule du loup… déclara Valeria, pensive.
— J’ai vu passer toutes sortes de gens au centre, mais aucun n’a fini de manière si atroce.
— Je peux comprendre ce qu’il a ressenti. Je ne suis restée enfermée que quelques jours, et déjà les idées noires m’envahissaient. Je crois qu’au bout d’un certain temps, convaincue comme vous que je ne ressortirais pas, j’aurais songé au suicide moi aussi.
— Ça nous arrive à tous, confia Simon. Mais heureusement, en tout cas chez le plus grand nombre, la pulsion de vie est la plus forte, surtout quand on est habité.
— Tous les prisonniers étaient médiums ?
— Pas forcément, mais chacun avait sa spécialité. En cinq ans, j’ai fini par saisir un peu le fonctionnement du centre. Jenson supervisait tout. Il travaillait sur les possibilités méconnues du cerveau humain. Il faisait de la recherche pure, explorant des hypothèses, mais le plus gros de son travail consistait à étudier les cas concrets et à essayer d’en déduire des lois ou des principes jusque-là inconnus. La mission qui m’était imposée était d’évaluer la puissance d’émission psychique des nouveaux arrivants. Cela me donnait l’occasion de les rencontrer. Parfois, même si les entretiens étaient étroitement surveillés, j’arrivais tout de même à nouer des liens. J’ai vu défiler des télépathes, des gens dotés d’un vrai don de voyance, d’autres capables de télékinésie. Je me souviens d’une femme qui m’avait particulièrement impressionné : elle pouvait donner la composition chimique d’un objet rien qu’en le touchant. Elle rentrait littéralement en fusion avec la matière. Aucun alliage ne résistait à son analyse. Avec une précision infernale, elle vous débitait la liste des constituants. C’était vraiment spécial. Jenson avait ainsi tout un catalogue d’aptitudes à étudier, à décortiquer. Parfois, certaines lui servaient à en évaluer d’autres. C’était mon cas. J’ai assisté à des trucs incroyables que même là-bas, j’avais du mal à croire. J’ai vu des gens capables de se parler à travers des murs, des magnétiseurs, ceux qui soulèvent des poids de plusieurs tonnes avec deux doigts, ceux qui peuvent se glisser dans vos souvenirs juste en vous regardant dans les yeux… Je vivais dans un autre univers, où plus rien n’était normal. Tous ces dons n’étaient plus disséminés sur la planète, mais concentrés dans ce laboratoire. Du coup, nous étions nombreux à perdre la notion du monde tel qu’on le conçoit en général. Je crois que Jenson avait lui aussi perdu le sens commun. Il était déconnecté de la réalité. Je ne sais même pas s’il lui arrivait de sortir du centre… Pour vous dire à quel point la pression psychologique était forte, pendant une période, je suis allé jusqu’à me demander si Jenson ne mettait pas tout cela en scène pour m’utiliser encore plus. Mais non. Il aurait pu truquer les effets mais pas ce que je ressentais. Peu à peu, j’ai fini par établir une relation directe entre ce que je percevais des gens et l’étendue de leurs pouvoirs. J’avais défini ma propre échelle de mesure et en quelque temps, rien qu’en rencontrant les sujets, j’étais capable de dire s’ils allaient nous époustoufler ou se cantonner au banal.
— Seulement en percevant leur flux psychique ?
— Oui. Et je ne me suis jamais trompé. Peu à peu, je me suis même pris au jeu. J’étais à chaque fois curieux de savoir ce qu’ils pouvaient accomplir. C’est un peu comme quand vous voyez un athlète débarquer dans un stade. Vous le jaugez, vous évaluez sa constitution, ses bras, ses jambes, sa puissance. Dès que vous le voyez, vous savez s’il sera plus fort, vous sentez si c’est de la gonflette ou si c’est un titan. Tout l’enjeu, ensuite, est de savoir à quoi il utilise son potentiel. Est-il coureur, sauteur en hauteur, lanceur de poids, lutteur ? Au centre, j’étais un peu à l’entrée du stade.
— Que sont devenus tous les gens que vous avez rencontrés ?
— Certains sont restés au centre, retenus comme moi, mais pour la plupart, après quelque temps, on ne les revoyait jamais.
— Remis en liberté ?
— Je ne sais pas. Jenson emmagasinait des milliers de données, organisait des centaines d’expériences, mais pour le reste tout était top secret. On s’est souvent posé la question. Le doute planait sur l’issue des séjours. Beaucoup, parmi les médiums, étaient convaincus que les sujets devenus inutiles étaient purement et simplement supprimés. Cela contribuait à entretenir le climat de terreur que vous avez connu. Pour survivre, il fallait être utile à Jenson.
— Vous avez dû vivre un enfer…
— Oui et non. Même dans l’horreur de ce lieu maudit, j’ai été le témoin de choses extraordinaires. C’est étrange. Vous avez été ma dernière rencontre et vous avez aussi été la plus exceptionnelle. J’ai tout de suite senti que vous étiez un sommet dans mes évaluations, mais il m’a fallu plusieurs jours pour mesurer à quel point. Vous n’étiez ni télépathe, ni capable d’aucun prodige paranormal et pourtant, votre flux est, avec celui de vos amis, le plus puissant que j’aie jamais perçu, et de loin… Alors je vous ai observée, espionnée même. Je savais que Jenson vous portait un intérêt particulier et je dois avouer que d’une certaine façon moi aussi. En tant qu’homme, votre fragilité me touchait, mais en tant que médium, j’étais vraiment curieux de découvrir qui vous étiez. Et en vous surveillant, j’ai appris une chose essentielle. Votre puissance vient de votre connexion directe aux esprits, à l’un d’entre eux en particulier. Vous tirez votre puissance de cette association. Le flux est si pur qu’il en devient palpable. Je crois qu’un jour, vous parviendrez à le maîtriser, comme moi, j’ai appris à mon humble niveau. Et ce jour-là sera un grand jour pour l’humanité…
Peter entra dans la cuisine, les interrompant.
— Ça y est, dit-il. La maison est en ordre. Vous avez chacun une chambre en haut. Stefan et moi partagerons le salon avec le lit de camp et le canapé.
Au regard absorbé de ses interlocuteurs, le jeune homme comprit qu’il débarquait dans une discussion intense. Il demanda :
— Tout va bien ?
— Oui, répondit Valeria. Nous parlions perception…
— Je vous ai dérangés, excusez-moi. Je vous laisse. Il est bientôt 18 heures. Je dois aller appeler Dumferson.
La seule cabine publique de la bourgade se trouvait à la station-service, accrochée à la façade, entre le râtelier de pneus poussiéreux et le distributeur de boissons. Le gérant en combinaison crasseuse leva à peine le nez du moteur dans lequel il était plongé à l’autre bout du terre-plein.
Dumferson décrocha à la deuxième sonnerie.
— Oui ?
— C’est Peter. Comme convenu.
— Pile à l’heure. Vous avez trouvé la maison ?
— Sans problème. C’est parfait. On n’était plus habitués à un tel luxe, encore merci. Et de votre côté ?
— D’après les toubibs, Morton a pété un plomb. L’effet des médicaments s’est dissipé depuis longtemps, mais il ne parle plus du tout. Ils disent même qu’il y a de grandes chances pour qu’il ne retrouve jamais ses esprits. Ils diagnostiquent un choc psychologique traumatisant. Du coup, personne n’a songé à s’interroger sur la façon dont il avait échoué chez nous.
— Et le centre ?
— On peut dire qu’ils étaient surpris. Je n’ai jamais vu des experts du gouvernement faire une tête pareille ! Ils encaissent très mal qu’un tel complexe ait pu être construit et géré dans leur dos. Il va y avoir du remue-ménage. La Maison-Blanche envoie un mandataire et une armée de conseillers pour évaluer le site. Ils vont tout éplucher. En attendant, les programmes sont interrompus et les personnels mis à pied.