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Aujourd’hui, Destrel et sa femme étaient morts, leurs découvertes introuvables, peut-être perdues à jamais, et Gassner attendait son tour pour se justifier avant une mise au placard en règle.

Face au bric-à-brac saisi en Écosse, Gassner s’assit sur l’unique chaise rouillée au dossier fendu. Il soupira et attrapa le jeu de photos réalisé par ses hommes. Il n’arrivait pas à se concentrer. Trop de fatigue, trop de sentiments contradictoires.

De façon paradoxale, le fait d’être remis en cause professionnellement et séparé de ses adjoints n’était pas son premier motif de désarroi. La disparition brutale du professeur et de son épouse le touchait bien davantage. Avec eux, Gassner jouait au chat et à la souris depuis des années et soudain, Destrel avait quitté la partie. Le colonel était non seulement en deuil de quelqu’un qui lui était en définitive très proche, mais aussi de celui qui était devenu sa principale raison de vivre. Il était frustré de ne pas pouvoir achever un puzzle depuis longtemps commencé.

Gassner et Destrel ne s’étaient jamais adressé la parole. Ils n’avaient même pas échangé un regard. Le professeur ignorait d’ailleurs certainement jusqu’à l’existence de cet agent qui le suivait comme une ombre. Souvent, le colonel s’amusait de cette relation intime à sens unique. Il y trouvait quelque chose de surréaliste. Pendant des années, il s’était rarement tenu à plus de quelques dizaines de mètres de son sujet. Gassner avait organisé sa vie en fonction des déplacements des Destrel. Il les suivait en vacances. S’ils allaient à la neige, il chaussait ses skis ; s’ils rentraient de Floride, il était bronzé.

Quel que soit l’angle sous lequel le colonel abordât la situation présente, il en revenait toujours à ce blocage, à cette rage impossible à exprimer. Il n’acceptait pas que tout se soit achevé ainsi, dans un sordide bain de sang. Plus il songeait à la fin des Destrel, plus il avait la conviction que quelque chose lui avait échappé. Son instinct et un flair affiné au fil des années lui soufflaient qu’il devait y avoir autre chose. Derrière les apparences, il devinait une autre réalité qu’il ne parvenait pas à saisir. Il en était certain. Il devait chercher ailleurs que dans la logique ou la version officielle. Une partie de la solution se trouvait peut-être devant lui, dans l’impressionnante masse de documents et d’équipements informatiques saisie chez le professeur. Il lui fallait tout passer au peigne fin. Personne ne l’aiderait.

Si ses estimations étaient exactes, il lui restait un peu plus de vingt-quatre heures avant d’être convoqué. Le temps pour ses hommes d’être entendus.

D’ici là, il lui fallait tout lire, tout reprendre point par point pour avoir une chance de comprendre. Il n’y avait plus que cela qui comptait. Il n’avait plus rien à perdre. Il remonta ses manches noires de suie et se remit au travail.

5

L’homme en survêtement militaire bleu s’arrêta devant le bâtiment F 8. Jusqu’à ce matin, il ignorait même que l’Agence avait des locaux aussi délabrés sur son domaine. Il tenait à la main un petit sac en plastique. Il évita les larges flaques d’eau que le soleil matinal n’avait pas encore asséchées et, d’un bond puissant, sauta sur le perron métallique. Il essaya d’ouvrir la porte, mais elle était verrouillée. Il frappa. Devant l’absence de réponse, il fit le tour du baraquement, mais il n’y avait aucune fenêtre. Il revint vers la porte et frappa cette fois avec le plat de la main, beaucoup plus fort.

Il s’apprêtait à renoncer lorsque la porte s’entrebâilla. Gassner passa la tête, aussitôt ébloui par la lumière.

— Dumferson, qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il.

L’homme dévisagea son supérieur, incapable de répondre. Il ne l’avait jamais vu ainsi, débraillé, avec une barbe de deux jours, les yeux rougis de fatigue.

— Eh bien qu’est-ce qui vous arrive, fit Gassner, ils vous ont arraché la langue ?

— Mon colonel, bafouilla Dumferson, je suis venu vous apporter à manger et vous dire…

— Rentrez, ne restons pas dehors, ça grouille d’oreilles indiscrètes.

Dumferson pénétra dans le bâtiment. Gassner referma derrière eux et verrouilla. Il fallut aux yeux de l’agent quelques instants pour s’habituer à la pénombre du lieu.

— Pardonnez-moi, mon colonel, mais vous êtes dans un sale état… Vous devriez dormir un peu.

Dumferson étudiait les yeux cernés de son chef. Au-delà de l’état d’épuisement visible, il reconnaissait ce regard pétillant, celui qui signifiait que le colonel était sur une piste et qu’il n’y aurait de repos pour personne avant d’avoir trouvé…

Non sans fierté, Gassner désigna son installation d’un mouvement du menton. Dumferson pivota et découvrit l’étonnante reconstitution du laboratoire des Destrel.

En s’aidant des clichés, Gassner avait disposé à l’identique les ordinateurs et tous les appareils saisis sur des tables de fortune. Avec de vieux clous et des ferrailles récupérées, il avait accroché les graphiques aux murs crasseux comme sur les photos et partout, sur le sol poussiéreux, jusque dans les recoins sombres du local, s’alignaient des documents répartis en petits tas soigneusement triés et empilés.

— Alors, qu’en pensez-vous ? fit Gassner. Je commence à peine à comprendre. Nous n’avions jamais eu la chance de lire directement leurs notes de travail personnelles. Je n’ai pas encore étudié tous les détails mais sur les grandes lignes, j’entrevois le but de leurs recherches. C’est inimaginable !

Dumferson se retourna vers le colonel. Au vu de ce travail insensé, ce qu’il avait à lui annoncer était encore plus difficile.

— Mon colonel…

Gassner n’entendit pas et poursuivit avec enthousiasme :

— On a bien fait de tout embarquer. Je savais que quelque chose clochait dans leur disparition. Il va sûrement nous manquer des éléments, mais on devrait pouvoir s’en sortir avec ce qu’on a sauvé. Hyson n’a pas eu le temps de tout détruire — une chance pour nous ! Ils ont fait un truc avec un casque, ils parlent de « marquage ». Je ne sais pas encore précisément de quoi il s’agit, mais je vais trouver et je vais même essayer. D’après les horloges internes des ordinateurs, c’est ce qu’ils ont fait juste avant de quitter leur maison. Il y a d’autres éléments, plus généraux, sur leur découverte. C’est une mine d’or ! Sur certains points techniques précis, il faudra que les gars du labo informatique me donnent un coup de main et on pourra lancer…

— Mon colonel, coupa Dumferson d’une voix ferme.

— Quoi ?

— C’est fini. Notre équipe est dissoute et le projet est classé. Ils vous attendent…

Gassner reçut la nouvelle comme un coup de poing. Hébété, il bredouilla :

— Maintenant ? Déjà ?

— Oui. Ils en ont terminé avec nous. Malgré les pressions qu’ils ont exercées, ils n’ont pas réussi à convaincre les gars de vous charger. On est restés solidaires.

— C’est bien, je n’avais aucun doute sur vous tous, fit Gassner en lui posant la main sur l’épaule avec un sourire.

Dumferson baissa les yeux et ajouta :

— Je crois qu’ils vont vous mener la vie dure.

— Ne vous inquiétez pas, ils ne peuvent pas arrêter la mission maintenant. Je sens que j’approche de la solution, mais j’ai encore besoin de vous tous, des budgets. On n’a pas fini le boulot ! C’est énorme !