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— Je ne crois pas que tu aies changé. Tu sais, depuis que cette histoire nous est tombée dessus, je me pose beaucoup de questions, sur ce que je suis, sur la vie. Lorsque j’étais au centre, j’ai cru que je ne ressortirais jamais. Ils savaient au moins s’y prendre pour nous inculquer ce sentiment parce que Simon l’a éprouvé aussi. Ils t’enfermaient dans un désespoir permanent. C’était horrible. Lorsque tu crois que tout est perdu, tu ne te mens plus, tu remets les choses à leur vraie place. J’ai eu peur de ne plus jamais vivre, et là, mon regard sur ce que j’ai traversé a changé. Dans ces moments-là, ce que tu regrettes vraiment, ce qui te manque le plus devient alors évident.

« La nuit, je n’arrivais pas à dormir tant que l’épuisement ne l’emportait pas sur la terreur de voir Jenson ou son épouvantable assistante débarquer. Alors je pensais. Les idées se télescopaient dans ma tête dans un chaos total. C’est terrible à dire, mais je me suis rendu compte que la plupart des choses que j’ai faites ces dernières années n’avaient aucune importance pour moi. Je me suis souvenue de mon enfance, de mes parents, des quelques proches avec qui j’ai vécu des choses fortes, pourtant, à partir de l’adolescence, tout devenait moins clair, plus ambigu.

« En grandissant, on apprend à faire semblant, on joue le jeu de la vie, on étouffe son instinct et on cède aux convenances. Si tu y réfléchis un peu, c’est fou le nombre de choses que l’on fait sans y croire, pour faire comme les autres, pour être comme il faut. Quand tu retires le superficiel, il ne reste plus grand-chose. Durant toute cette époque, la seule chose qui m’était personnelle, intime, qui était vraie en moi, c’était ce rêve, notre rêve. Et puis je t’ai rencontré, et bizarrement, alors que l’on ne se connaissait pas, tu es la seule personne avec qui je n’ai jamais fait semblant. Avec toi, je n’ai jamais joué de jeu. À cause de notre vision, à cause de l’urgence, de la peur, de la menace perpétuelle, avec toi je n’ai été que moi-même.

« M’apercevoir de cela a été un choc, mais surtout une véritable libération. Je me suis tout à coup sentie lucide, intègre, respectueuse de ce que je suis. Au centre, je n’ai repris espoir qu’une seule fois lorsque, à ma grande honte, j’ai espéré que toi et Stefan aviez été capturés vous aussi. La simple idée de vous revoir, de te retrouver même dans cet enfer suffisait à me rendre la situation vivable…

La jeune femme prit une inspiration et ajouta :

— Stefan m’a dit que tu avais eu des moments difficiles après le réveil de la mémoire de ce Gassner. Il n’a pas voulu raconter. Il m’a un peu inquiétée sans le vouloir mais depuis hier, je te retrouve, et c’est la meilleure chose qui me soit arrivée depuis longtemps.

La nuit était tombée. Dans la maison, les lampes du salon avaient été allumées derrière les rideaux tirés. On entendait aussi le son étouffé d’une radio qui diffusait une vieille chanson. Dans le ciel, les étoiles apparaissaient les unes après les autres. Il faisait bon.

— Tu vas retourner en Espagne ? demanda Peter.

— Je ne sais pas. Dumferson a promis d’appeler mes parents pour les rassurer. Je n’ai pas voulu le faire moi-même, j’ai trop peur des questions. Cela me laisse quelques jours de plus pour décider. Et toi ? Que vas-tu faire, maintenant ?

39

La nuit avait été courte mais paisible. Peter et Stefan s’étaient assoupis les premiers, laissant Valeria et Simon poursuivre seuls leur interminable discussion sur les mystères du destin qui avait orchestré leur rencontre. Hasard ou plan ? Qu’est-ce que le hasard, et qui pourrait maîtriser un tel plan ? Rien que d’y songer, les cerveaux s’échauffaient.

Une fois dans leur chambre, les deux rescapés du centre avaient eu le plus grand mal à trouver le sommeil. L’effet combiné d’une liberté retrouvée et de souvenirs trop présents l’expliquait sans peine.

Au petit matin, le chant des oiseaux avait réveillé Simon qui, du coup, s’était levé le premier. Aussi gentiment que maladroitement, il avait préparé le petit déjeuner et attendu que ses compagnons émergent les uns après les autres.

Pour les trois jeunes gens, il s’agissait d’un des premiers matins où ils n’avaient ni rêvé de la chapelle ni eu à changer d’adresse dans la précipitation. Parfois, ils se jetaient des coups d’œil incrédules, se sentant en complet décalage avec l’atmosphère estivale qui régnait.

En milieu de matinée, ils avaient méthodiquement nettoyé la maison, replacé les draps sur les meubles et tout refermé avant de se rendre au petit bureau de poste de Bingham. En saisissant l’enveloppe cartonnée que lui tendait la guichetière, Simon avait les mains qui tremblaient.

Il n’attendit même pas d’être revenu à la voiture pour ouvrir le pli. Il en extirpa un passeport indien, une attestation de protection sociale et une liasse de billets de cent dollars. Un petit mot manuscrit était glissé sous l’élastique : « Le centre vous doit bien ça. Bonne chance. Douglas. »

Dans la voiture qui filait, Simon n’en finissait pas de retourner son document d’identité. Une fois encore, il l’ouvrit et relut les mots sur la première page : Simon Sanghari. Depuis des années, dépossédé de tout, il n’avait été qu’un prénom.

— Alors ? demanda Stefan en l’observant dans son rétroviseur. Quel effet ça fait d’être de nouveau soi-même ?

Simon se contenta de sourire sans quitter son passeport des yeux. Valeria était émue pour lui.

— Eh bien, ne le rangez pas, commenta Peter, parce que nous arrivons bientôt à la frontière canadienne.

Malgré la confiance que Peter avait dans le travail de Dumferson, il ne pouvait s’empêcher de redouter le contrôle des gardes frontaliers. Lorsque la Buick s’arrêta devant le poste de douane, l’agent examina les passagers avec attention. Stefan tendit les quatre passeports.

— Touristes ?

— Oui, répondit Stefan. Nous nous rendons à Montréal.

L’agent vérifia les visas et fit le tour du véhicule.

— C’est bon, leur dit-il en faisant signe de lever les barrières électriques.

Moins de deux heures plus tard, la Buick se garait sur le parking de l’aéroport de la capitale québécoise.

— Alors c’est décidé, lança Valeria à Simon. Pour vous, c’est Calcutta ?

— Oui. Là-bas, je pourrai me débrouiller. Puisque je dois recommencer de zéro, je préfère retourner là où j’ai mes racines.

Ils s’engagèrent dans les grands couloirs aux murs tapissés d’affiches éclairées. Un escalator les remonta vers le rez-de-chaussée de l’aéroport. Pris entre les passagers qui traînaient d’énormes bagages, assailli par ce monde trop coloré et les annonces sonores incessantes qui couvraient la musique d’ambiance, Simon stressait. Ils remontèrent la galerie commerciale jusqu’au hall d’embarquement principal.

— Et pour vous trois, c’est l’Écosse ? interrogea Simon en essayant d’être léger.

— Oui, répondit Peter. Nous avons encore un point à régler ensemble. Ensuite, nous verrons.

Ils se dirigèrent vers le comptoir d’information. Pour Calcutta, le prochain vol était prévu dans la soirée, avec un changement à Delhi.

Pour Édimbourg, il était possible d’attraper un vol British Airways vers Londres qui partait dans moins d’une heure. De là-bas, une correspondance régulière les amènerait à leur destination.

— Il faut vous dépêcher, expliqua l’hôtesse. L’embarquement commence dans un petit quart d’heure.

Les quatre voyageurs se réfugièrent le long d’un mur du hall, à l’écart de la foule grouillante. Chacun songeait aux adieux imminents.