— Je ne pensais pas que nous serions obligés de nous séparer aussi vite, confia Valeria avec regret.
— Sauvez-vous, jeunes gens, déclara Simon. Nous nous reverrons. Dès que j’aurai une adresse, je vous ferai signe.
Il fit une pause.
— C’est ici que nos routes se séparent, reprit-il, la gorge serrée. Ça va me faire drôle. Je me suis bien habitué à vous. Je vous dois ma liberté. Merci de m’avoir tiré de ce trou.
Stefan lui tendit la main le premier.
— Vous allez nous manquer, nous aussi vous devons beaucoup. Bon retour. Vous et nous sommes bien placés pour savoir que la pensée nous liera toujours.
Simon acquiesça en souriant et serra longuement sa main. Il salua ensuite Peter et se tourna vers Valeria.
— Que l’Esprit vous garde, lui dit-il en la saisissant pudiquement par les épaules. Et n’oubliez jamais que vous n’êtes pas seule.
La jeune femme se hissa sur la pointe des pieds et l’embrassa sur la joue.
— Nous n’avons pas fini notre conversation, dit-elle. Alors à bientôt…
Les trois jeunes gens s’éloignèrent vers les comptoirs pour l’Europe, laissant Simon seul, bientôt invisible dans le hall bondé.
La plupart des passagers de l’avion s’étaient endormis. Les hôtesses avaient disparu dans leur carré. Le film était terminé depuis longtemps et on n’entendait plus que le ronronnement régulier des réacteurs. Seuls quelques irréductibles écoutaient encore de la musique au casque. Valeria n’avait même pas attendu d’incliner son siège pour sombrer dans un profond sommeil. La revue qu’elle avait à peine eu le temps de feuilleter était encore ouverte sur ses genoux.
— C’est Dumferson qui t’inquiète ? demanda Stefan à Peter à voix basse.
Le grand Hollandais fut surpris. Il croyait que son compagnon dormait aussi.
— Il ne répond pas. Je n’aime pas ça.
— Tu t’en fais trop. Ce n’était pas tout à fait l’heure. Il était sûrement occupé ailleurs. Tu le joindras demain matin. Avec le décalage horaire, ça ira.
— J’espère. N’empêche, c’est assez bizarre.
— On est libres, on peut enfin vivre normalement et plus personne ne nous court après, alors décompresse.
— Tu dois avoir raison.
— Essaie de dormir, on a le temps. Tu as l’air crevé. Ça y est, on a réussi. On a récupéré Valeria. Regarde-la.
Peter se tourna vers sa voisine. La jeune femme semblait apaisée. Ses longues mèches bouclées encadraient son visage à peine éclairé par les veilleuses. Ses lèvres légèrement entrouvertes laissaient passer son souffle régulier. Leur courbe était parfaite.
Stefan la regardait également. Les deux garçons, un peu gênés de se surprendre à la dévisager ainsi, changèrent de sujet.
— Et pour la mallette ? interrogea Stefan.
— Je ne sais pas trop.
— Tu peux me dire où elle est maintenant.
— Je l’ai cachée au pied d’un vieux pont en ruine à l’entrée de Drymen, au sud du loch Lomond. Je n’avais pas beaucoup de temps, c’est tout ce que j’ai trouvé. La nouvelle route passe juste à côté, c’est un pont à une seule arche, la mallette est dans la pile de droite, environ un mètre au-dessus du niveau de la rivière, dans un creux.
— Personne ne risque de la découvrir ?
— Je me suis donné un mal de chien pour aller la planquer. Entre les ronces et la hauteur, il faut vraiment vouloir y aller. Je ne crois pas qu’on puisse tomber dessus par hasard.
— Qu’est-ce qu’on va en faire ?
— Je me pose la question depuis un bon moment. Je ne me sens pas le droit de détruire son contenu. J’ai réussi à mettre le feu aux archives du centre parce que c’est ce que les Destrel avaient voulu. Mais la mallette, ils l’ont remplie et cachée pour qu’elle reste, qu’elle soit transmise. Alors je ne sais pas. S’il faut choisir entre la voir tomber entre les mains de gens comme Jenson ou la détruire, je n’hésite pas. Mais il existe peut-être des scientifiques plus intègres qui pourraient valoriser cette découverte.
— J’aimerais bien savoir où ils se cachent, fit Stefan, amer. On ne doit courir aucun risque avec des travaux d’une telle importance. À mon avis, il faut placer la mallette en sûreté et chercher à qui la donner. Cela peut prendre des années, le temps que le monde ait gagné en sagesse.
— Ça ne risque pas d’arriver tout de suite.
— Crois-tu que nous soyons capables de décider nous-mêmes à qui la confier ?
— Qui d’autre pourrait le faire ? C’est à nous que ce rêve est venu. C’est en moi que Gassner s’est réveillé.
— Et une fois qu’elle sera dissimulée, comment faire pour que, dans le futur, elle soit retrouvée ?
Stefan regarda son complice droit dans les yeux. Peter connaissait la réponse à sa question mais redoutait de l’entendre. Stefan lui souffla :
— Toi et moi savons qu’il n’existe qu’un moyen de graver ce secret au-delà de nos propres vies…
40
Juché sur un rocher, Stefan inspira à pleins poumons.
— Tu veux que je te dise pourquoi j’aime ce pays ? demanda-t-il à Valeria, assise en contrebas.
Sans même attendre sa réponse, il enchaîna :
— C’est le seul endroit où tu peux être en plein air tout en te sentant aussi en sécurité qu’au fond d’un trou de souris. Regarde-moi ces paysages, ces montagnes. Ici, même les sommets ont l’air doux, rassurants. Chaque pierre, chaque fleur respire la paix. Ici le monde n’est pas fou. Écoute ce silence, pas une voiture, pas de foule, rien que nous, à l’extérieur mais à l’abri. On peut enfin oublier l’humanité et sa folie.
— Te voilà bien lyrique, commenta la jeune femme.
Stefan se mit à rire et Valeria avec lui. Elle aussi était heureuse de retrouver l’Écosse. Peut-être parce que tout avait commencé ici, plus sûrement grâce à la sérénité qu’elle y ressentait malgré tout.
À peine arrivés à Édimbourg, ils avaient loué une voiture à l’aéroport, une Toyota grise, et avaient quitté la ville pour rejoindre les Highlands. Ils étaient remontés jusqu’à Stirling, puis avaient bifurqué vers l’ouest. Sur cette route perdue, un peu au sud dans la vallée de Glenfield, Peter avait repéré la cabine téléphonique et souhaité s’arrêter. Il avait prétexté la réservation de chambres, mais ses amis savaient qu’il allait encore essayer de joindre Dumferson. De son promontoire, Valeria distinguait sa silhouette dans la cabine rouge vif posée dans les hautes herbes. Cette note de couleur dans le paysage aux tons doux était incongrue. Lorsque le jeune Hollandais sortit enfin, elle descendit à sa rencontre. Stefan sauta de son rocher et la suivit.
— Alors ? lança-t-il.
— Il leur reste des chambres, ça a l’air bien mais c’est un peu cher.
— On s’en fiche ! s’exclama Stefan, je vous invite. Puisque je peux de nouveau me servir de mon compte en banque, j’ai les moyens. J’en ai marre des petits bungalows. Après tout, on est en vacances maintenant !
Constatant que sa remarque n’avait pas déridé Peter, il ajouta :
— Tu n’as pas réussi à joindre Dumferson ?
— Non, toujours pas.
— Réessayons tout à l’heure, proposa Valeria. Tu verras qu’il sera là. Il a certainement une bonne raison pour ne pas répondre. Que veux-tu qu’il arrive ?
En regardant par la fenêtre de sa chambre, Valeria comprit ce qui attirait autant de gens dans un pays où il pleut même l’été. Les auteurs de contes de fées avaient dû venir puiser leur inspiration ici…
L’hôtel n’avait en effet pas grand-chose à voir avec un hébergement de fortune. Donnant sur un immense parc parfaitement entretenu aux massifs taillés à la perfection, d’imposants bâtiments hérissés de tours et couverts d’une multitude de petits toits évoquaient un château tout droit sorti d’une fable. L’établissement était autrefois la demeure d’un prince de la Couronne. Sur le parking, la Toyota faisait tache entre les Jaguar et autres Mercedes.