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Gassner se dirigea vers l’ascenseur. Dans la cabine, il vérifia rapidement son reflet dans le miroir. Il ajusta son col et rectifia sa casquette galonnée. Il ne manquait pas d’allure. Sa carrure et son regard bleu faisaient leur petit effet. D’une main, il se massa la tempe. Décidément, ce maudit mal de crâne ne le lâchait pas.

Il avait trente minutes d’avance sur l’heure de la réunion, mais comptait dessus pour trouver le général seul dans son bureau.

Arrivé à l’étage, Gassner ne rencontra plus que la permanence de garde. Le secrétariat du général était désert. Martha était partie plus tôt ce soir-là. Dommage. Gassner aurait bien aimé la voir. Depuis toutes ces années qu’ils se connaissaient, elle avait toujours été gentille avec lui. Ils avaient eu de bons moments ensemble. Il leur était même arrivé d’aller prendre un verre. Ce soir, plus que jamais, il aurait eu besoin de son affectueuse complicité.

Il salua le permanent de faction et se dirigea sans hésiter vers le bureau du général. Il frappa et entra sans attendre la réponse. Dans le halo lumineux de sa haute lampe cuivrée, Morton était occupé à lire un rapport. Il leva les yeux.

— Vous êtes en avance, colonel.

— Je sais, mon général, mais je souhaitais vous voir seul à seul.

— Désolé, je n’ai pas le temps. De toute façon, ce n’est plus moi qui décide.

Le général baissa les yeux et fit mine de se concentrer sur la page qu’il tenait.

Gassner s’approcha du bureau et déclara d’une voix monocorde :

— Ce n’est pas grave. Cela n’a plus d’importance.

— J’ai de l’estime pour vous, Gassner, argumenta Morton, et je vous assure que si tout ce merdier dépendait de moi, ça ne se passerait pas comme ça. Mais que voulez-vous, cette fois-ci, ça me dépasse…

— Vous ne m’avez pas compris, mon général. Je vous ai dit que cela n’avait aucune importance.

Morton, surpris par le ton sec de la remarque, se redressa et dévisagea son subalterne. Gassner reprit :

— Je ne suis pas venu vous demander une faveur ou une protection. J’ai toujours fait mon job du mieux que je le pouvais, en faisant attention à mes gars et en servant les intérêts de mon pays. J’ai la conscience tranquille.

— Alors que voulez-vous ?

— Vous dire que vous commettez la plus grande erreur de votre vie.

Le général lâcha sa feuille.

— Colonel, vous dépassez les bornes !

Morton allait se mettre en colère, mais Gassner le coupa :

— Je démissionne, mon général.

— Cela ne changera rien aux sanctions, rétorqua le général. Même si vous me remettez votre lettre ce soir, ça ne vous sauvera pas : ils antidateront le rapport.

— Vous ne comprenez toujours pas, mon général.

Avec sérénité, Gassner porta la main à sa ceinture et d’un geste souple, dégaina son revolver.

— Frank, ne faites pas de bêtise ! s’alarma le général en se levant. Posez cette arme !

Il recula d’un pas.

— J’ai été heureux de servir sous vos ordres, mon général, mais cette fois, vous avez tort. Je vous le dis, c’est la plus grande erreur de toute votre existence.

— Frank, vous n’êtes pas dans votre état normal. Ressaisissez-vous ! Si vous me remettez calmement votre arme maintenant, j’oublierai ce qui vient de se passer. Cela restera entre nous. Je vous donne ma parole qu’il n’y aura pas de sanction disciplinaire.

Morton était en sueur et ses mains tremblaient.

— Inutile d’avoir peur, mon général. Vous ne risquez rien. Pour vous, l’affaire Destrel est terminée. Pour moi, elle ne fait que commencer. Je vais les retrouver.

Lentement, sous le regard horrifié du général, Gassner retourna le canon de l’arme contre lui. Il l’appliqua sur son cœur et fit feu. Il s’effondra sur le tapis, mort.

Désormais, sa vie était ailleurs.

7

C’était la plus belle période de l’année, celle qu’ils attendaient tous avec l’impatience de leur âge. L’été était là. Une fois le semestre de cours achevé, ils n’avaient plus rien d’autre à faire que de se retrouver pour faire la fête en attendant les résultats des concours. Plus question d’horaires, de contraintes ou de problèmes existentiels sur ce qu’ils allaient devenir, seul le présent comptait. Les jours étaient baignés de soleil et les nuits trop courtes. L’université de Madrid prenait des allures d’auberge de jeunesse. La vénérable institution se métamorphosait, l’atmosphère studieuse n’était plus de mise et les étudiants s’interpellaient d’un bâtiment à l’autre par les fenêtres grandes ouvertes. On entendait de la musique, les tubes à la mode que des voix hilares reprenaient en chœur.

Avant de se quitter, tous vivaient à fond cette période magique d’amitié et d’insouciance. Les étudiants en bermuda et chemise ouverte avaient troqué leurs livres contre des raquettes et des vélos. Les filles, belles comme savent l’être les jeunes Espagnoles, allaient de rendez-vous en soirées, se promenant en petits groupes que l’on entendait rire dans toute la ville. Tous se retrouvaient, s’amusant et flirtant, jeunes, libres.

Comme souvent, les troisième année de fac de langues s’étaient donné rendez-vous à l’ouest de la ville, au bord de l’Henares. À coups de SMS, de portable en portable, la nouvelle s’était répandue. Il fallait peu de temps pour alerter la bande. Tous s’entassaient dans quelques voitures pour rouler en klaxonnant sur les petites routes vallonnées et sinueuses. Leur point de ralliement se trouvait au bout d’un chemin de campagne perdu entre deux plantations d’orangers, au pied des falaises du plateau Piniete. L’eau de la rivière y était fraîche et ses berges désertes. À cet endroit, le flot n’était pas trop profond mais le courant puissant. Un terrain de jeu idéal. Personne ne leur disputait ce petit coin de paradis. Disséminés par groupes, garçons et filles prenaient possession des grands rochers surplombant les méandres du cours d’eau. La joyeuse troupe dépensait son énergie en chahutant. Les garçons multipliaient les démonstrations de force et les paris stupides sous les yeux amusés des filles. L’après-midi s’écoulait au rythme des plongeons et des couples qui se formaient.

Un peu à l’écart, Valeria s’était étendue sur une dalle rocheuse chauffée au soleil. Les yeux perdus dans le bleu du ciel, elle écoutait d’une oreille distraite ses amis chahuter. Leurs voix s’évanouissaient parfois, couvertes par le bruissement des feuilles agitées par le vent léger. Sa main caressait la pierre tiédie, son regard se perdait dans le bleu du ciel. Elle avait nagé un peu, puis avait préféré aller se reposer sur les plus hauts rochers avant que les garçons n’aient l’idée de la précipiter dans l’eau. Sous les rayons qui lui doraient la peau, elle ne songeait à rien en particulier. Elle s’abandonnait simplement au climat d’euphorie complice.

— Tu ne veux plus te baigner ? lui demanda Sofia, venue chercher à boire dans son sac posé à côté.

— Pas pour le moment. Les mecs n’ont pas l’air décidés à nous laisser tranquilles.

— Et alors ? On est plus nombreuses, nous aussi on peut les jeter dans la rivière !

Valeria fit une moue désapprobatrice.

— Ce serait l’escalade, dit-elle, et quand il s’agit de faire les idiots, ils ont toujours le dernier mot.

— Alors, à plus tard !

— Bonne chance !

La jeune femme dévala les marches naturelles que la rivière avait sculptées au fil du temps. Valeria ferma les yeux. À travers ses paupières closes, la lumière du soleil filtrait, teintée de rouge. Elle passa les doigts dans ses longs cheveux bruns qu’elle étala sur sa serviette pour qu’ils sèchent. Un frisson de bien-être la parcourut. Elle se laissa envahir par le bonheur de l’instant. Elle savourait cet après-midi comme une parenthèse. Au soleil, il n’y avait plus de soucis ; au bord de l’eau, plus de travail ; entre amis, plus de peurs. Elle prit une longue inspiration, comme pour s’imprégner de cet état de grâce.