Les gouttes d’eau froide qui tombèrent sur sa peau tiédie la firent frémir. Elle ouvrit les yeux. Bien qu’aveuglée dans le contre-jour, elle reconnut tout de suite sa haute silhouette. Il s’ébrouait comme un jeune chien, tout heureux de son mauvais tour.
— Merci, Diego ! J’étais presque sèche.
— Désolé, je n’ai pas pu résister !
Le jeune homme bien bâti posa un genou au sol. Il fit mine de se calmer puis soudain, par surprise, déposa un baiser sur le nombril de Valeria. La jeune femme eut un sursaut en sentant le visage ruisselant se plaquer contre son ventre. En riant, elle agrippa la tête de son compagnon et la frictionna avec vigueur.
Ils retombèrent tous les deux l’un près de l’autre.
— Diego, tu es fou, déclara Valeria solennellement.
— De toi, oui.
Elle sourit. Il se redressa sur un coude et la contempla. Elle avait les traits fins, une peau hâlée et un petit quelque chose qui trahissait sa vitalité. Diego n’attendait qu’une chose : qu’elle ouvre les paupières pour apercevoir ses grands yeux verts.
— Viens avec nous à Malaga, demanda-t-il.
Elle se tourna vers lui.
— Je ne peux pas, tu le sais bien.
Elle posa un index sur son torse nu. Avec délicatesse, elle se mit à suivre du doigt les gouttes qui y roulaient. Diego paraissait triste.
— C’est notre été, dit-il. Je ne serai peut-être plus à Madrid à la rentrée.
— Je sais, dit-elle. Cela ne me fait pas plus plaisir qu’à toi. Mais tu dois me comprendre. C’est important pour moi. C’est ma seule chance. Si je n’y vais pas cette année, je n’irai probablement jamais et je veux en avoir le cœur net. Après, je te rejoindrai.
— Laisse-moi au moins venir avec toi.
Elle caressa ses pectoraux de ses longs doigts fins.
— Non, Diego. Je n’y vais pas pour m’amuser. On n’a pas assez d’argent pour se payer des vacances là-bas, et puis il pleut tout le temps. La dame de l’agence de voyages m’a même dit que les portables ne passaient pas.
— On dirait que tu veux te débarrasser de moi.
— Ne sois pas bête. Je crois juste qu’il est préférable que j’y aille seule.
Soudain, Diego la regarda étrangement :
— Tu es bien certaine d’y aller seule ?
Valeria se redressa.
— Bien sûr, qu’est-ce que tu crois ? Que je te laisse pour aller rejoindre mon amant ?
Pris en flagrant délit de jalousie, Diego baissa les yeux. Il marmonna :
— Sacrifier notre été pour un cauchemar, je trouve ça trop bête.
— Ce n’est pas un cauchemar, c’est un rêve. Et je le fais depuis que je suis toute petite.
— N’empêche que si cette cinglée de Lola ne t’avait pas montré cette photo, tu n’aurais jamais su que l’endroit existait en vrai et tu resterais avec moi.
— Grâce à « cette cinglée de Lola », comme tu dis, je vais peut-être enfin pouvoir comprendre pourquoi je fais ce rêve depuis si longtemps.
Diego s’assit en tailleur et attira Valeria dans ses bras. La jeune femme s’abandonna contre sa poitrine.
— Je sais que c’est important pour toi, dit-il. Mais notre vie à tous les deux, elle n’est pas importante, elle aussi ?
— Évidemment que si. Après ce voyage, je compte bien savoir à quoi m’en tenir. Peut-être que le fait d’aller sur place mettra fin à ce rêve. Peut-être qu’enfin, je ne le ferai plus. Ces derniers temps, il revient de plus en plus souvent. Depuis que je sais que cette chapelle existe, j’y pense tout le temps. Je vois un chemin, la porte d’entrée, le lierre autour de la fenêtre, la toiture de pierre. C’est étrange, j’ai l’impression de pouvoir le toucher tellement cela semble réel…
— Alors va voir ton rêve, dit-il en l’embrassant.
— Tu sais, découvrir cette photo m’a fait un choc. Je m’étais faite à l’idée que tout cela n’existait que dans mon imagination. Quand je l’ai vue, mon cœur s’est mis à battre, mon cerveau a commencé à s’emballer.
— Peut-être as-tu déjà vu cette photo quand tu étais toute jeune sans que tu en aies conscience ?
— Non, il y a autre chose.
Au bord de l’eau, une jeune fille criait en tentant d’échapper aux quatre gaillards qui la poursuivaient.
Valeria s’empara du visage de Diego et l’embrassa avec fougue.
— Oublions tout ça pour aujourd’hui, dit-elle en se levant. Allons nous baigner.
8
— Ma perception a changé.
— Que voulez-vous dire ?
— La conscience se réveille. Je sens leurs esprits.
— Où sont-ils ?
— La sensation est trop diffuse pour les localiser.
— Quand pensez-vous y parvenir ?
— Qui sait ? Je ne suis que médium. C’est un don qui n’a que faire de votre obsession du contrôle.
Lorsque les roues de l’Airbus touchèrent enfin la piste de l’aéroport de Glasgow, Valeria ne fut pas surprise : il pleuvait. Instinctivement, elle se recroquevilla comme pour se protéger de la grisaille écossaise. Autour d’elle et malgré la consigne, les groupes d’enfants et les passagers se levaient déjà pour sortir. Valeria resta assise à sa place, seule, les yeux perdus au-delà du hublot que les gouttes striaient presque à l’horizontale. La jeune femme éprouvait un sentiment inconnu, déstabilisant. Elle qui avait pour habitude, comme tous les jeunes de vingt ans, de se déplacer avec sa petite bande se retrouvait pour la première fois isolée, loin des siens et des visages familiers qui faisaient partie de sa vie. Elle se sentait perdue. Elle eut une pensée pour Diego et ses amis qui devaient se la couler douce au soleil de la côte espagnole. Peut-être avait-elle fait une erreur en venant ici, à la poursuite de ce que tous les autres considéraient comme une chimère…
Elle se reprit vite : elle était juste fatiguée du voyage et pressée d’arriver. Afin que le périple lui coûte moins cher, elle avait pris un premier charter pour Paris puis un autre vers l’Écosse. Son vol de retour était prévu trois jours plus tard — cela lui laissait assez de temps pour aller voir la chapelle, l’étudier sous toutes les coutures, faire quelques photos et rentrer vers le soleil.
Valeria ne savait pas exactement comment qualifier son voyage. Elle le ressentait comme un étrange mélange de tourisme et de pèlerinage. Elle en espérait beaucoup sans pourtant parvenir à définir son attente.
En débarquant dans l’aérogare avec son sac à dos plein à craquer, elle frissonna. Quelque chose de glacial la saisit et la pénétra jusqu’aux os. Elle n’avait jamais éprouvé ce sentiment auparavant. Valeria le mit sur le compte de la lassitude et du changement de climat. Elle se félicita d’avoir préparé son paquetage comme pour une expédition au pôle Nord.
Elle traversa le hall d’un pas vif. Au comptoir de l’office de tourisme, elle demanda la gare routière. Un homme lui indiqua la porte la plus à gauche. Il fut d’abord étonné qu’une jeune femme si latine parle aussi bien anglais, puis il ne vit plus que ses grands yeux émeraude…
Valeria le remercia d’un sourire et sortit. Elle se planta devant le panneau des horaires. Le bus Red Line pour Aberfoyle ne partait que dans une heure. Elle décida d’aller se réfugier au Starbucks, presque désert à cette heure, pour étudier encore son guide touristique. Elle connaissait pratiquement par cœur les pages sur les Trossachs. Elle avait lu et relu toutes les descriptions, tous les commentaires sur cette région. Elle s’était usé les yeux sur les photos de paysages qu’on aurait dit tout droit sortis d’un film. Pourtant, elle n’y avait trouvé aucune trace de l’unique but de sa visite : la chapelle Sainte-Kerin. Entre les châteaux et les abbayes, sans doute était-ce un monument trop modeste pour avoir les honneurs du guide.