« Ah oui, lui retourna Kokor, ton tendre père si affectionné qui voulait épouser sa propre fille et qui nous a tous jetés hors de la cité quand il a constaté que c’était impossible.
— Ce n’est pas comme ça que ça s’est passé ! » s’exclama Luet.
Hushidh toucha la main de sa sœur pour l’apaiser. « Laisse tomber, lui murmura-t-elle. Elle est plus forte que toi à ce jeu-là. »
Seule Luet l’entendit, mais tous comprirent la teneur des paroles d’Hushidh, car sa sœur se tut ; Kokor lui adressa un sourire affecté.
« Luet a raison : nous ne pouvons pas retourner à Basilica, reprit Elemak, du moins pour le moment ; c’est à mon avis le message que Mouj voulait nous transmettre en nous faisant escorter hors de la cité par des soldats.
— J’en ai vraiment marre d’entendre dire qu’aucun de nous ne peut rentrer à Basilica, intervint Mebbekew, alors que ça concerne seulement ceux qui ont mis Mouj dans la panade devant tout le monde ! » Il désignait Hushidh, Luet et Nafai.
— Ferme-la, s’il te plaît, Meb, dit Elemak avec un mépris bon enfant. Je n’ai pas envie d’être encore là quand le soleil se lèvera. C’est exactement le genre de coin où les bandits adorent se tapir, et s’il y en a qui se cachent dans des grottes des environs, ils vont sûrement sortir avec le jour. »
Luet se demanda si Elemak avait relevé des traces des malandrins que Surâme contrôlait. Peut-être savait-il simplement que ces hommes-là n’étaient vaillants que de jour et se dissimulaient la nuit ; par ailleurs, il était possible qu’il perçût les messages de Surâme de façon subliminale, sans comprendre d’où venaient ces pensées. Après tout, il était autant que les autres le fruit du programme secret de croisement mis sur pied par Surâme, et il avait quand même fait un songe révélateur peu de temps auparavant. Si seulement il acceptait d’admettre qu’il pouvait communiquer avec Surâme et de suivre ses plans de plein gré, tout serait tellement plus simple ! Mais étant donné les circonstances, Hushidh et Luet devaient travailler à contrecarrer les projets d’Elemak.
« Nous ne pouvons pas rentrer tout de suite à Basilica, reprit-il, mais ça ne veut pas dire que nous devions rejoindre Père sur-le-champ. Il existe de nombreuses autres cités qui accueilleraient avec plaisir une caravane étrangère, ne serait-ce qu’à cause de l’extrême valeur de notre chargement de semences et d’embryons.
— Il n’est pas à vendre », répliqua Shedemei. Son ton tranchant, sa réponse abrupte ne laissaient pas place au doute : elle n’avait pas l’intention de discuter.
« Même pas pour nous sauver la vie ? demanda Elemak d’un ton suave. Mais peu importe : il n’est pas question de vendre ce matériel, il n’a de valeur qu’accompagné du savoir que possède Shedya. Ce qui compte, c’est qu’on nous laissera entrer si l’on sait que, loin d’être une bande de va-nu-pieds qui vient de se faire expulser de Basilica par le général Mouj des Gorayni, nous accompagnons au contraire Shedemei, la célèbre généticienne, qui déménage son laboratoire loin de Basilica déchirée par les luttes intestines pour s’installer dans une cité paisible où elle aura l’assurance de pouvoir poursuivre ses travaux en toute quiétude.
— Parfait, acquiesça Vas. Aucune cité de la Plaine ne nous refuserait l’entrée dans ces conditions.
— On proposerait même de nous payer, renchérit Obring.
— On proposerait de me payer, moi, voulez-vous dire ». rétorqua Shedemei. Mais elle était visiblement flattée ; jamais elle n’avait envisagé que sa présence puisse donner un surcroît de prestige à la cité où elle s’établirait. Luet vit que le coup d’encensoir d’Elemak avait porté.
Il va soumettre la question au vote.
Surâme s’adressait à l’esprit de Luet.
Ça, c’est évident pour l’instant, répondit-elle en silence. Mais quel est son plan ?
Quand Nafai s’opposera à la décision de se rendre dans une cité, Elemak l’accusera de rébellion.
Alors il ne doit pas s’y opposer.
Mais ce serait l’échec de mes projets.
Contrôle le vote, dans ce cas.
Le vote de qui devrais-je modifier ? Qui Elemak croirait-il si il ou elle décidait tout à coup de poursuivre le voyage ?
Eh bien, empêche le vote !
Je n’ai pas assez d’influence sur Elemak.
Alors, dis à Nafai de ne pas lui faire obstacle !
Il le doit, ou il n’y aura pas de retour vers la Terre.
« Non ! » cria Luet.
Tout le monde la regarda. « Quoi, non ? demanda Elemak.
— Pas de vote ! répondit-elle. Il n’y aura pas de vote !
— Tiens ! dit Elemak. Encore une amoureuse de la liberté qui s’aperçoit de ses réticences devant la démocratie quand un vote risque de ne pas lui être favorable !
— Qui a parlé de voter ? glissa Dol, jamais très prompte à saisir ce qui se passait.
— Moi, je vote pour regagner la civilisation, dit Obring. Sinon, nous resterons esclaves du mariage – et d’Elemak, par-dessus le marché !
— Mais je n’ai jamais parlé de mettre la question aux voix, intervint Elemak. J’ai seulement dit qu’il fallait décider où nous voulions aller. Un vote serait peut-être intéressant, mais je ne me sentirais pas lié par le résultat. C’est votre avis que je demande, pas votre permission. »
Ils le conseillèrent donc, avec éloquence – du moins, ils essayèrent. Mais si quelqu’un faisait mine d’avancer un argument déjà exposé, Elemak le réduisait au silence aussitôt. « Ça, je l’ai déjà entendu. Autre chose à ajouter ? » Résultat, la discussion tourna bientôt court ; et plus vite que Luet ne l’aurait cru possible, Elemak demanda : « Autre chose ? » sans obtenir de réponse.
Il regarda chacun à son tour. Le soleil qui avait dépassé le sommet des montagnes au loin faisait briller ses yeux et ses cheveux. C’est son grand moment, songea Luet, celui qu’il prépare depuis si longtemps, où toute une communauté, la femme de son père, son frère Nafai, la sibylle de l’eau, la déchiffreuse de Basilica et sa propre épouse, tout le monde est suspendu à ses lèvres en attendant la décision qui va changer la vie du groupe. Ou le détruire.
« Merci de vos sages conseils, dit-il gravement. Il me semble que nous n’avons finalement pas à choisir : ceux qui souhaitent regagner la civilisation le peuvent, et bientôt, ceux qui veulent se rendre au désert pour obéir à Surâme le pourront aussi. Qu’on parle de sauvetage de mon père ou de début d’un voyage vers la Terre, la question n’est pas là. L’important, c’est que chacun y trouve son compte. Nous nous enfoncerons un peu vers le sud, nous franchirons les montagnes puis nous nous dirigerons vers les cités de la Plaine. Là, nous pourrons laisser ceux qui ne supportent pas la dure loi du désert, et j’emmènerai les plus forts avec moi.
— Merci beaucoup ! cracha Mebbekew.
— Moi, du moment que je retrouve ma liberté, il peut bien me traiter de ce qu’il veut, dit Kokor.
— Bande d’imbéciles ! intervint Nafai. Vous ne voyez pas qu’il joue la comédie ?