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« C’est vrai, répondit Shedemei.

— À cause de moi ?

— En partie. Vous nous avez tous manipulés pour nous obliger à venir. Je n’ai aucun lien avec tous ces gens, si ce n’est par vous.

— Nous avons tous un lien commun, rétorqua Rasa. Surâme t’a envoyé un rêve, n’est-ce pas ?

— Je ne l’avais pas demandé.

— Qui de nous l’avait demandé ? Mais je comprends ce que tu veux dire, Shedya. Les autres ont tous fait des choix qui les ont entraînés dans cette aventure. Nafai, Luet, Hushidh et moi sommes venus de notre plein gré… plus ou moins. Elemak et Meb, sans parler de mes filles (bénies soient leurs petites âmes mesquines !) sont ici à la suite de décisions stupides et méprisables ; les autres parce qu’ils ont des contrats de mariage, bien que certains essayent simplement de s’arranger ainsi de l’erreur initiale qu’ils ont faite en venant. Mais toi, Shedemei, tout ce qui t’amène, c’est ton rêve. Et ta fidélité envers moi. »

Surâme lui avait en effet envoyé un rêve où elle flottait dans l’air en semant à la volée des graines qu’elle regardait pousser, et elle changeait une terre déserte en forêts et en prairies verdoyantes où foisonnaient les animaux. Shedemei promena son regard sur le triste paysage qui l’entourait à présent ; çà et là, des plantes épineuses s’accrochaient à l’existence, de même que quelques lézards qui survivaient, elle le savait, grâce aux rares insectes capables de trouver assez d’eau pour se maintenir en vie. « Ce désert n’a rien à voir avec mon rêve, dit-elle.

— Mais tu es venue, répondit Rasa. À cause de ton rêve et aussi par amour pour moi.

— Nous n’avons aucune chance de réussir, vous savez ? Les gens de cette caravane ne sont pas des colons ; seul Elemak a les talents qu’il faut pour survivre dans ce milieu.

— Disons plutôt que c’est lui qui a le plus l’expérience des voyages dans le désert. Pour leur part, Nyef et Meb ne se débrouillent pas si mal. Et nous autres, nous apprendrons. »

Shedemei ne répondit pas, peu désireuse de discuter.

« Tu m’exaspères quand tu te défiles comme ça devant une dispute, dit Rasa.

— Je ne supporte pas les conflits.

— Mais tu te dérobes à l’instant d’asséner à ton vis-à-vis ce qu’il a précisément besoin d’entendre !

— J’ignore ce que les autres ont besoin d’entendre.

— Dis-moi ce que tu avais à l’esprit il y a une seconde, insista Rasa. Dis-moi pourquoi notre expédition est vouée à l’échec.

— Basilica, lâcha Shedemei.

— Mais nous l’avons quittée ; elle ne peut plus nous faire de mal.

— Basilica nous meurtrira de mille façons ; elle restera toujours le symbole d’une vie plus douce, plus facile. Nous serons toujours déchirés par l’envie d’y revenir.

— Mais ce n’est sûrement pas le mal du pays qui t’inquiète, n’est-ce pas ?

— Nous ne portons en nous qu’une moitié de la cité : toute ses maladies, mais aucune de ses forces. Nous avons l’habitude de l’oisiveté, mais pas la fortune qui la rendait possible. Nous avons pris le pli de nous abandonner à trop de nos appétits : ils ne seront plus supportables dans une colonie aussi réduite que la nôtre.

— Allons ! ce n’est pas la première fois que des gens quittent la cité pour fonder une colonie !

— Je sais, ceux qui veulent s’adapter y arriveront, dit Shedemei. Mais combien sont-ils ? Combien parmi nous possèdent la volonté de mettre leurs désirs personnels de côté, de se sacrifier pour le bien de tous ? Même moi, je ne suis pas capable de m’engager à ce point ! Ma colère grandit à chaque kilomètre qui passe et me sépare un peu plus de mon travail !

— Alors, nous avons de la chance, répondit Rasa. Personne d’autre n’exerçait de métier qui vaille. Et ceux qui possédaient quelque chose ont tout perdu, si bien qu’ils ne pouvaient plus reculer.

— À part Meb, que son travail attend toujours. »

Un court instant, Rasa eut l’air perplexe. « Je ne sache pas que Meb ait eu un métier quelconque ; à moins que tu ne parles de sa pitoyable carrière d’acteur ?

— Je parle du projet de sa vie : s’accoupler avec toutes les femmes de Basilica, à la seule exception de sa famille, des mortes et des laides à faire peur.

— Ah ! dit Rasa avec un sourire triste. Ce métier-là !

— Et il n’est pas seul dans ce cas, poursuivit Shedemei.

— Oh, je sais. Tu es trop bonne pour le dire, mais mes filles sont sans doute impatientes de reprendre leurs propres versions du même projet au point où elles l’ont laissé.

— Je ne voulais pas vous fâcher.

— Je ne suis pas fâchée. Je connais trop bien mes filles : elles tiennent trop de leur père pour que j’ignore à quoi m’attendre de leur part. Mais dis-moi honnêtement, Shedya, lesquels de ces hommes penses-tu qu’elles trouveront attirants ?

— Au bout de quelques jours ou de quelques semaines, tous les hommes leur paraîtront beaux, sans exception ! »

Rasa eut un rire léger. « Je crois bien que tu as raison, ma chérie ! Mais tous les hommes de notre petite expédition sont mariés – et leurs épouses veilleront à ce que nulle ne s’aventure sur leur territoire, tu peux en être sûre ! »

Shedemei hocha la tête. « Rasa, vous partez d’une fausse hypothèse. Ce n’est pas parce que vous, vous avez choisi de rester mariée au même homme et de reconduire son contrat tous les ans depuis… eh bien, depuis la naissance de Nafai, que les autres femmes du groupe auront une attitude aussi possessive envers leurs époux.

— Tu crois ? Pourtant, Kokor, ma chère fille, a failli tuer sa sœur Sevet parce qu’elle couchait avec son mari, Obring.

— Eh bien, Obring n’essayera plus de coucher avec Sevet. Ça ne l’empêchera pas de tenter sa chance avec Luet, par exemple.

— Avec Luet ! s’exclama Rasa. C’est une enfant merveilleuse, Shedya, mais elle n’a pas la beauté que recherche un homme comme Obring ; de plus, elle est extrêmement jeune, elle est amoureuse de Nafai, c’est évident, et plus important que tout, c’est la sibylle de l’eau de Basilica et Obring n’oserait pas s’en approcher pour tout l’or du monde. »

Shedemei secoua la tête avec abattement. Rasa ne comprenait-elle donc pas que tous ces arguments fondraient comme neige au soleil à mesure que le temps passerait ? Que des gens comme Obring, Meb, Kokor et Sevet ne vivaient que pour le plaisir de la chasse, sans se soucier de la personnalité du gibier ?

« Et si tu t’imagines qu’Obring risque de s’en prendre à Eiadh, permets-moi de rire, continua Rasa. Ah, bien sûr, il peut en avoir envie, mais une femme comme Eiadh n’aime et n’admire que la force chez un homme, et c’est là une qualité qu’Obring ne possédera jamais. Non, à mon avis, Obring restera tout à fait fidèle à Kokor.

— Rasa, ma chère amie, mon cher maître, avant trente jours, même moi, Obring aura essayé de me séduire. »

Rasa regarda Shedemei sans pouvoir cacher sa stupéfaction. « Allons donc ! s’exclama-t-elle. Tu n’es pas son…

— Son genre ? Mais son genre, c’est n’importe quelle femme qui ne lui a pas encore dit non ! Et je vous préviens : s’il y a une chose qu’un petit groupe comme le nôtre ne pourra pas supporter, c’est une tension d’ordre sexuel. Si nous étions comme les babouins et que nos femelles n’étaient sexuellement réceptives qu’à deux ou trois reprises entre leurs grossesses, nous pourrions accepter le type d’appariements à court terme que connaissent les babouins. Nous pourrions supporter les conflits périodiques entre mâles parce qu’ils ne dureraient pas et nous serions tranquilles le reste de l’année. Mais nous sommes humains, malheureusement, et nos liens sont différents. Nos enfants ont besoin de stabilité et de paix, et nous sommes trop peu nombreux pour nous arranger sans mal de quelques meurtres çà et là.