— Des meurtres ? l’interrompit Rasa. Mais Shedemei, qu’est-ce qui te prend ?
— Nafai a déjà tué un homme. Et il est probablement le meilleur d’entre nous, à part Vas, peut-être.
— Mais c’est Surâme qui le lui avait ordonné !
— Oui, Nafai est le seul homme du groupe à obéir à Surâme. Il est plus vraisemblable que les autres obéissent à leur propre dieu.
— À savoir ?
— Celui qui leur pend entre les jambes.
— Vous autres, les biologistes, vous avez vraiment une vue cynique des êtres humains ! s’écria Rasa. À vous entendre, nous serions les derniers des animaux !
— Oh, pas les derniers, non. Nos mâles ne cherchent pas à dévorer leurs petits.
— Et nos femelles ne mangent pas leurs compagnons.
— Bien que certaines aient essayé ! »
Elles éclatèrent de rire. Elles avaient parlé bas et leurs chameaux marchaient à l’écart des autres, mais leur rire portait et certains voyageurs se retournèrent vers elles.
« Ne faites pas attention à nous ! leur cria Rasa. Nous ne nous moquions pas de vous ! »
Mais Elemak ne l’entendit pas de cette oreille. De sa place près de la tête de la caravane, il fit demi-tour avec sa monture et remonta la colonne jusqu’à la hauteur des deux femmes. Son visage reflétait une colère froide.
« Essayez de vous maîtriser un peu, dame Rasa, dit-il.
— Comment ? répondit Rasa. Mon rire était-il trop sonore ?
— Votre rire, et votre petite plaisanterie aussi. Tous deux à plein volume. Une voix de femme s’entend à des kilomètres, avec cette brise. Le désert n’est pas très peuplé, mais si quelqu’un vous entend, vous pouvez vous retrouver violée, dépouillée et assassinée dans un délai remarquablement bref. »
Elemak avait raison, naturellement, et Shedemei le savait bien : il avait déjà conduit des caravanes dans le désert. Mais son ton condescendant, le sarcasme qui perçait dans ses paroles la hérissèrent. Nul n’avait le droit de parler ainsi à dame Rasa.
Pourtant, Rasa elle-même ne parut pas sensible à l’insulte qui transparaissait dans l’attitude d’Elya. « On s’en prendrait à un groupe aussi important ? demanda-t-elle innocemment. J’aurais plutôt cru que les voleurs l’éviteraient.
— Au contraire : ils ne rêvent que de groupes comme le nôtre, répondit Elemak, avec plus de femmes que d’hommes, qui voyagent lentement, lourdement chargés, un groupe où l’on parle fort et sans précaution, et où deux femmes se laissent distancer par le reste du convoi. »
Soudain, Shedemei prit conscience qu’elle-même et Rasa avaient été très exposées, et elle en fut effrayée. Elle n’était pas habituée à penser ainsi, à se méfier du danger. À Basilica, elle avait toujours vécu en sécurité. Les femmes n’avaient jamais rien eu à craindre à Basilica.
« Regardez mieux les hommes de la caravane, et vous comprendrez, poursuivit Elemak. À votre avis, lequel est capable de se battre pour vous et de vous sauver d’une bande de trois ou quatre voleurs, sans parler d’une dizaine ?
— Toi, tu le peux », répondit Rasa.
Elemak soutint son regard un instant. « Ici, en terrain dégagé, où ils seraient obligés de se montrer d’assez loin à découvert, j’y arriverais, je pense. Mais je préférerais l’éviter. Alors ne vous éloignez pas et taisez-vous. S’il vous plaît. »
Le « s’il vous plaît » final n’adoucit que peu la sévérité du ton, mais suffit pour que Shedemei se jurât d’obéir à Elemak. Au contraire de Rasa, elle n’était pas sûre qu’il pût les protéger tout seul contre des maraudeurs, même en petit nombre.
Elemak jeta un bref coup d’œil à Shedemei, mais elle aurait été bien en peine de déchiffrer son expression. Puis il fit volter son chameau qui repartit en cahotant vers la tête de la petite caravane.
« Qui détiendra l’autorité une fois que nous serons au camp de Wetchik ? demanda Shedemei. Votre époux ou Elemak ? Ce sera intéressant.
— Ne fais pas attention aux rodomontades d’Elya, répondit Rasa. C’est mon époux qui commandera.
— Je n’en suis pas si sûre. L’autorité vient très naturellement à Elemak.
— Oh, il en a le goût ; mais il ignore comment la conserver, sinon par la peur. N’a-t-il donc pas conscience que Surâme protège cette expédition ? Si la simple idée de passer par ici prend quelques maraudeurs, Surâme la leur fera oublier. Nous sommes aussi en sécurité que chez nous dans notre lit. »
Shedemei se retint de lui rappeler que quelques jours plus tôt, à peine, elles s’étaient senties fort exposées dans leur lit ; elle ne souligna pas non plus que Rasa venait de démontrer à l’instant la justesse de son point de vue : quand elle évoquait un toit et la sécurité, c’était à Basilica qu’elle pensait. Le spectre de leur existence passée dans la cité les hanterait encore longtemps.
Kokor à son tour arrêta sa monture pour attendre Rasa. « Alors, on a été vilaine, maman ? dit-elle. Il a fallu que le méchant Elemak vienne vous gronder ? »
La bêtise et le parler puéril de Kokor exaspérèrent Shedemei – mais de toute façon, l’attitude de Kokor l’exaspérait toujours : elle la sentait hypocrite et manipulatrice ; l’étonnant, aux yeux de Shedemei, était que ces stratagèmes d’une limpidité navrante devaient souvent atteindre leur objectif, sinon Kokor en aurait trouvé d’autres.
En tout cas, si le personnage de petite fille que jouait Kokor avait de l’effet, ce n’était pas sur sa mère. Rasa se contenta de la toiser d’un regard glacial en disant : « Shedya et moi avions une conversation privée ; ma chérie. Excuse-moi si tu as cru que nous t’invitions à t’y joindre. » Il fallut un instant à Kokor pour comprendre ; alors, son visage s’assombrit – de colère ? Puis elle adressa un petit sourire pincé à Shedemei : « Mère ne se remet pas de ce que je ne suis pas devenue comme toi, Shedya. Mais je crains que ni mon cerveau ni mon corps n’aient possédé la beauté intérieure qu’il fallait, déclara-t-elle en insistant sur le mot « intérieure ». Puis elle talonna maladroitement son chameau et remonta la caravane.
Elle avait voulu, Shedemei s’en rendait bien compte, l’insulter en lui rappelant que sa beauté ne serait jamais qu’intérieure. Mais Shedemei avait depuis longtemps dépassé sa jalousie adolescente des filles plus jolies qu’elle.
Rasa avait dû suivre la même ligne de pensée. « N’est-il pas étrange que des gens physiquement dépourvus d’attraits soient parfaitement capables de voir la beauté physique chez les autres, alors que les handicapés moraux sont aveuglas à la bonté et à l’honnêteté ?
— Oh, ils savent très bien que cela existe, répondit Shedemei. Simplement, ils ignorent qui possède ces qualités et qui ne les a pas. Je dois cependant reconnaître que mes sentiments actuels ne tendent pas à prouver ma beauté morale.
— Aurais-tu des idées de meurtre ?
— Oh non, rien de si direct ni définitif ! Je lui souhaitais simplement d’attraper des meurtrissures bien douloureuses sur sa selle.
— Et Elemak ? Lui as-tu jeté quelque déplaisante malédiction, à lui aussi ?
— Pas du tout. Comme vous l’avez dit, il n’était pas obligé d’en appeler à la peur pour se faire obéir ; mais je crois qu’il avait raison. Après tout, les états de service de Surâme en ce qui concerne notre protection ne sont pas franchement irréprochables. Non, je ne nourris aucun ressentiment envers Elya.
— J’aimerais avoir atteint la même maturité que toi, dans ce cas, car je lui en ai voulu de sa façon de me parler. Quelle condescendance ! J’en sais la raison, naturellement : pour lui, mon statut dans la cité est une menace pour son autorité ici et maintenant ; il se sent donc obligé de me remettre à ma place. Mais il devrait comprendre que je suis assez avisée pour suivre ses ordres sans qu’il ait à m’humilier.