— La question n’est pas, n’est jamais, ce que vous voulez, vous, dit Shedemei, mais ce qu’il recherche, lui. Il a besoin de se sentir supérieur à vous. Moi aussi, d’ailleurs, vieille folle ! »
L’espace d’un instant, Rasa la dévisagea, horrifiée. Puis, alors que Shedemei s’apprêtait à lui expliquer qu’elle plaisantait – pourquoi personne ne comprenait-il donc son humour ? – Rasa sourit. « J’aime mieux être une vieille folle qu’une jeune, dit-elle. Les vieilles ne font pas des erreurs aussi spectaculaires que les jeunes.
— Ah, je n’en suis pas si sûre, répondit Shedemei. Cette expédition, par exemple…
— C’est une erreur ?
— Pour moi, certainement. Ma vie, c’est la génétique, mais dorénavant, ce qui pour moi s’en rapprochera le plus, ce sera la reproduction de mes propres gènes, si j’y arrive.
— Quel désespoir ! Voyons, ce n’est pas si affreux d’avoir des enfants. Ils ne sont pas tous comme Kokor, et même elle deviendra peut-être humaine en vieillissant.
— Oui, mais vous aimiez vos époux, vous, répondit Shedemei. Moi, avec qui vais-je me retrouver, tante Rasa ? Votre fils infirme ? Ou l’archiviste de Gaballufix ?
— Je crois qu’Hushidh a l’intention d’épouser Issib », dit Rasa. Elle parlait d’un ton froid, mais Shedemei n’en avait cure.
« Oh, je sais bien comment vous nous avez assortis. Mais dites-moi, tante Rasa, si par hasard Nafai n’avait pas entraîné l’archiviste à sa suite en volant l’Index… vous seriez-vous arrangée pour m’emmener quand même ? »
Le visage de Rasa était un masque de marbre. Le silence dura un long moment.
« Allons, tante Rasa, reprit Shedemei. Je ne suis pas idiote, et j’aimerais autant que vous n’essayiez pas de me tromper.
— Nous avions besoin de tes talents, Shedya. C’est Surâme qui t’a choisie et non moi.
— Êtes-vous certaine que ce n’est pas vous, quand vous avez fait le compte des hommes et des femmes, pour faire en sorte que nous soyons en nombre égal ?
— C’est Surâme qui t’a envoyé ton rêve.
— L’attristant, dit Shedemei, c’est qu’à part vous, personne dans le groupe n’est un reproducteur avéré. Vous avez peut-être associé un des hommes avec une femme stérile. Ou inversement, vous avez apparié l’une d’entre nous avec un époux infécond. »
De glacée, la colère de Rasa commençait à devenir brûlante. « Je te le répète, ce n’est pas moi qui ai choisi… Luet a eu une vision, elle aussi, et…
— Mais allez-vous donner l’exemple ? Allez-vous avoir d’autres enfants, tante Rasa ? »
L’interlocutrice de Shedemei en resta confondue. « Moi ? À mon âge ?
— Vous avez encore quelques ovules en bon état. Je sais que vous n’êtes pas encore ménopausée : vous avez vos règles en ce moment même. »
Rasa lui jeta un regard atterré. « Je me demande s’il ne serait pas plus simple que je m’installe carrément sous un de tes microscopes !
— Ça ne passerait pas. Il faudrait que je vous découpe en tranches fines.
— J’ai parfois l’impression que c’est déjà fait.
— Rasa, vous nous faites faire plusieurs haltes par jour. Or, vous contrôlez très bien votre vessie ; tout le monde sait donc que vous versez les larmes de la lune. »
Rasa leva brièvement les sourcils d’un air d’indifférence résignée. « D’autres enfants, disais-tu ?
— Je crois que vous devriez, pour nous donner l’exemple à tous. Comprenez donc que nous ne participons pas à un voyage d’agrément. Nous devons former une colonie ; et la priorité première d’une colonie, c’est la reproduction. Celui ou celle qui ne fait pas de bébés n’a quasiment aucune valeur. Elemak a beau jalouser votre autorité, vous avez bel et bien la responsabilité des femmes du groupe. Vous devez être un modèle pour nous toutes. Si vous acceptez de tomber enceinte durant le voyage, les autres vous suivront, et ce sera surtout du fait de leurs maris : ils voudront prouver qu’ils sont aussi capables d’engrosser une femme que le vieux Wetchik.
— Il n’est plus Wetchik, dit Rasa sans logique apparente. Il n’est que Volemak.
— Il peut encore accomplir le devoir conjugal, n’est-ce pas ?
— Vraiment, Shedemei, aucune question n’est-elle trop osée pour toi ? Que vas-tu nous demander la prochaine fois ? Des échantillons de selles ?
— J’imagine qu’avant la fin de ce voyage j’aurai examiné des échantillons de presque tout. Je suis ce qui se rapproche le plus d’un médecin, dans cette caravane. »
Soudain, Rasa eut un petit rire. « Je vois d’ici Elemak t’apporter un échantillon de sperme ! »
Shedemei ne put s’empêcher de rire elle aussi à l’idée de le lui demander. Quelle offense à sa dignité de chef d’expédition !
Puis elles cheminèrent quelques minutes en silence. Enfin : « Le feras-tu ? demanda Rasa.
— Quoi donc ?
— Épouseras-tu Zdorab ?
— Qui ?
— Zdorab, l’archiviste.
— L’épouser, soupira Shedemei. Moi qui n’avais jamais eu l’intention de me marier !
— L’épouser et porter ses enfants, insista Rasa.
— Oh, sans doute, oui. Sauf si nous vivons sous le régime des babouins.
— Le régime des babouins ?
— Comme à Basilica, avec chaque année la course au nouveau compagnon. Je veux bien épouser cet homme que je ne connais pas, le laisser coucher avec moi, porter ses enfants et les élever avec lui – à condition de ne pas être obligée de me battre pour le garder. À condition de ne pas avoir à le regarder courtiser Eiadh, Hushidh, Dolya ou… ou Kokor ! à chaque échéance de notre contrat de mariage, pour le voir ensuite revenir à moi, l’oreille basse, et me demander de renouveler notre union simplement parce qu’aucune des femmes désirables du groupe n’aura voulu de lui ! »
Rasa hocha la tête. « Je comprends maintenant ce que tu essayais de dire tout à l’heure. Il ne s’agissait pas de l’infidélité de Kokor, mais des coutumes dans lesquelles nous avons grandi.
— Exactement. Notre groupe est trop réduit pour y maintenir les coutumes matrimoniales de Basilica.
— C’est donc une simple question d’échelle, en fait. En ville, quand une femme ne reconduit pas le contrat d’un homme, ou bien qu’il ne le demande pas, ils peuvent s’éviter en attendant que la douleur de la séparation s’atténue. Chacun peut trouver quelqu’un d’autre parmi les milliers de personnes qui l’entourent. Mais nous, nous serons seize, pas un de plus, pas un de moins ; huit hommes, huit femmes. Ce serait intenable.
— Il y aurait des envies de meurtre, comme dans le cas de Kokor, poursuivit Shedemei. Et pour d’autres, des envies de suicide.
— C’est vrai, tu as raison, tu as tout à fait raison, murmura Rasa, qui donnait l’impression de réfléchir tout haut. Mais impossible de le leur dire dès à présent. Certains feraient demi-tour – désert ou non, bandits ou non. La monogamie à perpétuité… allons ! Je ne crois même pas que Sevet ou Kokor aient été fidèles une seule semaine ! Et si Meb ne s’est pas marié jusqu’ici, c’est qu’il a la ferme intention de découcher mais pas le talent de mes filles pour se conduire avec une absolue mauvaise foi. Et maintenant, il faut leur expliquer qu’ils doivent rester fidèles, sans contrats annuels, sans possibilité de changement.
— Ça ne va pas leur plaire.