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— Nous ne leur dirons donc rien avant d’arriver au camp de Volemak. Il sera beaucoup trop tard alors pour qu’ils fassent demi-tour. »

Shedemei n’en crut pas ses oreilles. Elle se modéra cependant pour dire : « J’ai quand même le sentiment que s’ils veulent rentrer, il faudrait les laisser faire. Ils sont libres, non ? »

Mais Rasa la regarda d’un air farouche. « Non ! Ils étaient libres jusqu’au moment où ils ont fait les choix qui les ont amenés ici ; maintenant, ils ne sont plus libres parce que notre colonie, et même notre voyage, ne peuvent réussir sans eux.

— J’admire votre certitude de pouvoir obliger les gens à tenir leurs engagements, murmura Shedemei. Personne ne les a jamais contraints par le passé. Y parviendrez-vous aujourd’hui ?

— Il ne s’agit pas seulement de l’expédition, répondit Rasa. C’est pour leur propre bien. Surâme nous a clairement prévenus de la destruction de Basilica – et de la leur, s’ils s’y trouvent à ce moment-là. Nous leur sauvons donc la vie. Mais les plus susceptibles de faire demi-tour sont aussi les plus inaptes à croire aux visions que Surâme nous a envoyées. Aussi, pour les protéger, devons-nous…

— Les tromper ?

— Non. Remettre certaines explications à plus tard.

— Parce que vous savez mieux qu’eux ce qui est bon pour eux ?

— Oui, dit Rasa. Oui, en effet. »

Cet aveu mit Shedemei en fureur. Tout ce que Rasa avait dit était exact, mais cela ne changeait rien à sa conviction : les gens ont le droit de choisir leur destin, jusqu’à leur propre destruction s’ils le désirent. C’était peut-être encore un des luxes qu’autorisait la vie à Basilica, d’avoir le droit de s’anéantir par stupidité ou par imprévoyance, mais ce luxe, Shedemei n’était pas encore prête à y renoncer. Expliquer aux gens que la monogamie et la fidélité conditionnaient l’appartenance au groupe, c’était une chose ; ils pouvaient alors décider s’ils préféraient s’y conformer et rester ou partir vivre sous une loi différente. Mais leur mentir jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour choisir… L’enjeu, dans ce cas, c’était la liberté, cette liberté qui donne un sens à la survie. « Tante Rasa, dit Shedemei, vous n’êtes pas Surâme. »

Et sur ces mots, elle aiguillonna son chameau, laissant Rasa derrière elle. Elle avait pourtant encore beaucoup à dire, mais elle était trop en colère et ne supportait pas l’idée d’une querelle avec tante Rasa. Shedemei détestait se disputer ; après, elle en avait pour des jours à broyer du noir. Et elle avait bien assez de sujets de préoccupation comme cela.

Zdorab, par exemple. Quel homme peut entrer comme archiviste chez un tueur assoiffé de puissance comme Gaballufix ? Quel homme peut se laisser manipuler par Nafai, un enfant, au point de trahir la confiance de son employeur, d’abandonner le précieux Index à un voleur, qu’il suit, par-dessus le marché, hors de la cité ? Et quel homme peut laisser Nafai le mettre à terre et lui arracher le serment de partir au désert sans espoir de revoir Basilica ?

Shedemei le savait parfaitement : c’était un faible, un homme stupide et ennuyeux. Un couard barbant qui prendra un air guindé pour demander ma permission avant chacune de ses laborieuses tentatives de fécondation. Un homme qui ne tirera aucune joie de notre mariage et n’en apportera pas non plus, qui regrettera de n’avoir pas épousé une autre femme, mais qui me sera fidèle uniquement par conviction qu’aucune autre ne voudrait de lui.

Zdorab, mon futur époux, comme j’ai hâte de te connaître !

Le troisième soir, le montage des tentes se fit plus efficacement. Chacun maintenant savait les tâches à effectuer – et aussi celles auxquelles couper en se débrouillant bien. Meb et Obring, comme Rasa le remarqua avec mépris, passèrent la moitié de leur temps à « aider » leurs épouses ; les opérations qu’on leur confiait étaient pourtant d’une simplicité enfantine – cela valait mieux, sinon ni Dolya ni Kokor ne les auraient effectuées. Certes, Dol ne rechignait pas à mettre parfois la main à la pâte, mais du moment que ni Kokor ni Sevet ne faisaient grand-chose, elle refusait de déchoir vis-à-vis d’elles ; après tout, Dol était une vedette quand Kokor et Sevet gazouillaient encore leurs chansons d’enfants. Rasa connaissait le fonctionnement de son esprit : la position sociale d’abord, le respect humain ensuite.

Mais au moins le respect était-il sur sa liste ! Qui sont donc ces gens que j’ai élevés et instruits ? Ceux qui sont trop égoïstes pour souffrir menacent notre paix, mais d’autres se plient si bien aux ordres de Surâme que je crains pour eux plus encore.

Je ne suis plus responsable de leurs vies, se rappela Rasa. Je dois seulement veiller à bien tendre les cordes de ma tente pour qu’elle ne s’écroule pas au premier coup de vent.

« Elle s’effondrera de toute manière si le vent souffle un peu fort, dit Elemak. Inutile donc de la fixer comme pour résister à un ouragan.

— Et à une tempête de sable ? » Rasa sentit une goutte de sueur lui piquer l’œil. Elle voulut l’essuyer d’un revers de manche, mais malgré la finesse de l’étoffe, elle transpirait encore plus des bras que du visage.

« Dans ce genre de travail, on dégouline quel que soit le temps, reprit Elemak. Laissez-moi faire. »

Il tendit le cordon pendant qu’elle ajustait le nœud, puis le serrait. Il aurait aussi bien pu faire le nœud tout seul, sans aide pour tenir la corde, elle le savait, et elle comprit son but : veiller à ce qu’elle apprenne son travail, lui manifester sa confiance et lui donner un sentiment de fierté quand la tente tiendrait debout.

« Tu es doué, dit-elle.

— Nouer des liens n’a rien de compliqué, une fois qu’on a appris. »

Elle sourit. « Ah oui, nouer des liens. C’est bien ce que tu fais en ce moment ? »

Il lui rendit son sourire ; visiblement, il goûtait l’éloge. « Entre autres, dame Rasa.

— Tu es un meneur d’hommes. Ce n’est pas la belle-mère qui parle, ni la belle-sœur, mais la femme qui a eu l’occasion de pratiquer l’autorité. Dans ce camp, même les paresseux se retiennent d’étaler leur incurie. » Elle omit de souligner qu’il n’avait réussi jusque-là qu’à centrer l’autorité sur lui-même : personne n’avait assimilé rien d’autre et quand il n’était pas là, rien ne se faisait. Peut-être n’avait-il pas eu besoin d’en savoir plus au cours des années passées à conduire des caravanes ; mais s’il voulait commander l’expédition (et Rasa n’était pas stupide : Elemak n’entendait pas laisser à son père davantage qu’une autorité nominale), il lui faudrait apprendre bien plus qu’à rendre simplement les gens dépendants de lui. L’essence du pouvoir, mon cher petit chef en herbe, c’est au contraire d’émanciper ceux qui t’entourent, tout en les persuadant de te suivre librement. Alors, même quand tu as le dos tourné, ils obéissent aux principes que tu leur as inculqués. Mais cela, elle ne pouvait le lui expliquer ; il n’était pas encore prêt à entendre ce genre de conseils. Elle se contenta donc de continuer à le complimenter en espérant consolider ainsi son assurance jusqu’à ce qu’il soit apte à l’écouter. « Et j’entends moins de disputes et de plaintes de la part de mes filles qu’à l’époque où elles avaient la vie facile. »

Elemak fit la grimace. « Vous savez comme moi que la moitié du groupe aimerait mieux retourner sur-le-champ à Basilica. Je ne suis d’ailleurs pas sûr de ne pas en faire partie.

— Mais nous ne ferons pas demi-tour, dit Rasa.

— Il ne serait pas très glorieux, je crois, de rentrer dans la cité de Mouj après l’éclat de notre départ.

— Ce serait peu glorieux et surtout dangereux, souligna Rasa.

— Bah, Nafai a été lavé de l’accusation de meurtre sur la personne de Gaballufix, mon demi-frère bien-aimé.