— Il n’a été lavé de rien du tout, répliqua Rasa. Toi non plus, d’ailleurs, ô fils de mon époux.
— Moi ! » Elemak s’empourpra et son visage se durcit. Dommage, qu’il trahisse aussi facilement ses émotions. Ce n’était pas ce qui convenait à un chef.
« Je veux simplement que tu comprennes bien ceci : il est hors de question de rentrer à Basilica.
— Je vous certifie, dame Rasa, que si je voulais retourner à Basilica avant de revoir mon père, je le ferais. Et il se pourrait bien que je le fasse après. »
Rasa hocha légèrement la tête. « J’apprécie que la température tombe la nuit, dans le désert. Ainsi, on peut supporter la chaleur brutale du jour, sachant que la nuit sera plus accueillante. »
Elemak sourit. « J’y ai pourvu tout exprès pour vous, dame Rasa.
— Shedemei et moi avons parlé, aujourd’hui.
— Je sais.
— D’un sujet très sérieux, poursuivit Rasa. D’un problème qui pourrait aisément faire éclater notre colonie : les relations sexuelles. »
L’attention d’Elemak s’éveilla aussitôt. « Oui ? demanda-t-il – mais sa voix était calme.
— Nous nous sommes penchées en particulier sur la question du mariage.
— Les couples sont plutôt bien formés, pour l’instant. Aucun des hommes ne dort insatisfait, ce qui est mieux que lors de la plupart de mes précédents voyages. Quant à Hushidh, Shedemei et vous, vous retrouverez bientôt vos époux, ou les hommes qui le deviendront.
— Pour certains pourtant, le but n’est pas la vie conjugale, mais la chasse.
— Je sais, dit Elemak. Mais les choix sont limités.
— Et cependant, il en est qui continuent de choisir, bien que leur choix semble déjà fait. »
Rasa vit le dos et la nuque d’Elemak se raidir ; dans un effort pour paraître calme, il refusait de se pencher vers elle pour lui poser la question qui devait pourtant lui brûler les lèvres. Il s’inquiète d’Eiadh, son épouse, sa bien-aimée. Rasa ne s’était pas rendu compte à quel point ce sujet était sensible pour lui, déjà source de tourment.
« Il faut les obliger à rester fidèles », reprit-elle.
Elemak acquiesça. « C’est un problème que je n’ai jamais affronté, je dois dire ; dans mes caravanes, les hommes sont seuls jusqu’à l’arrivée dans une ville, et alors la plupart vont au bordel.
— Et toi ?
— Je suis marié, maintenant. J’ai une jeune épouse. Une bonne épouse.
— Une bonne épouse pour un homme jeune », insinua Rasa.
Un sourire effleura les lèvres d’Elemak. « On ne reste pas jeune éternellement.
— Mais Eiadh sera-t-elle une bonne épouse dans cinq ans ? Dans dix ans ? »
Il lui jeta un regard étrange. « Comment voulez-vous que je le sache ?
— Mais tu dois y songer, Elya. Quel genre d’épouse sera-t-elle dans cinquante ans ? » Il eut l’air ébahi. Il n’avait jamais envisagé le sujet sous cet angle ; il ne parvenait même pas à feindre d’y avoir réfléchi, tant la question le prenait au dépourvu.
Rasa poursuivit :
« Shedemei – qui a confirmé ce que je pensais déjà – me faisait remarquer ceci : il sera impossible de perpétuer dans le désert les coutumes matrimoniales de la cité. Basilica était une très grande ville et nous ne sommes que seize. Huit couples. Quand tu abandonneras Eiadh pour une autre, qui épousera-t-elle ? » Naturellement, Rasa savait – et elle n’ignorait pas qu’Elemak le savait aussi – que ce serait vraisemblablement Eiadh et non Elemak qui déciderait de ne pas reconduire leur contrat de mariage. Mais la question demeurait : qui Eiadh épouserait-elle ?
« Et les enfants, continua Rasa. Il y aura des enfants – mais pas d’école pour les accueillir. Ils resteront donc avec leur mère, et seront élevés par un autre homme que leur père – ou plusieurs. »
Rasa vit que sa description de l’avenir commençait à porter. Elle savait avec précision ce qui troublerait le plus Elemak, et elle en usait sans vergogne. Après tout, ses mises en garde étaient fondées.
« Tu comprends donc, Elemak, que tant que nous ne sommes que seize, tenus de rester unis pour survivre au désert, les mariages ne peuvent être que permanents. »
Elemak ne la regardait pas ; mais, tandis qu’il s’asseyait sur le tapis étendu sous la tente, ses pensées se reflétaient sur ses traits.
« Notre colonie ne résistera pas aux querelles, reprit Rasa, ni aux blessures d’amour-propre : nous serons trop les uns sur les autres. Il faut les avertir. L’épouse d’aujourd’hui est l’épouse de toujours. »
Elemak s’étendit sur le tapis. « Pourquoi m’écouteraient-ils, moi, sur un sujet pareil ? dit-il. Ils s’imagineront que je manigance ainsi de garder Eiadh pour moi seul. Certains, il se trouve que je le sais, la convoitent déjà, en espérant la courtiser après qu’elle aura passé quelques années avec moi.
— Alors, tu dois les convaincre de la pertinence d’une union monogame et indissoluble, afin qu’ils comprennent qu’il ne s’agit pas d’un plan à ton usage personnel.
— Les convaincre ? » Elemak eut un rire bref et amer. « Je doute fort de pouvoir convaincre Eiadh ! »
Il regretta aussitôt sa dernière remarque, Rasa s’en rendit compte. C’était trop en révéler.
« Convaincre n’est peut-être pas le terme approprié, dans ce cas, dit Rasa. Il faut les aider à comprendre que nous devons nous plier à cette règle pour empêcher notre famille de se déchirer dans un bain de sang, au propre comme au figuré, de la même façon qu’il faut impérativement faire silence quand nous voyageons de jour. »
Elemak se redressa et se pencha vers Rasa, les yeux brillants de… de quoi ? De colère ? De peur ? De souffrance ? Y aurait-il là-dessous quelque chose que je ne comprends pas ? se demanda-t-elle.
« Dame Rasa, dit Elemak, cette règle que vous désirez imposer est-elle si importante qu’il faille tuer pour la faire respecter ?
— Tuer ? Mais c’est ce que je redoute le plus ! C’est ce qu’il faut à tout prix éviter !
— Nous sommes dans le désert ; nous y serons toujours quand nous arriverons au camp de mon père, et dans le désert, quelle que soit la gravité d’un délit, il n’existe qu’une seule sanction : la mort.
— Allons, ne dis pas de bêtises !
— Que l’on coupe la tête du condamné ou qu’on l’abandonne dans le désert, c’est la même chose : ici, l’exil, c’est la mort.
— Mais jamais, au grand jamais je ne voudrais d’une peine aussi sévère !
— Réfléchissez, dame Rasa. Où emprisonner quelqu’un alors que nous nous déplaçons sans cesse ? Qui aurait le temps de monter la garde auprès d’un prisonnier ? Il y a toujours la flagellation, bien sûr, mais nous nous retrouverions avec un blessé sur les bras et nous ne pourrions plus voyager en sécurité.
— Et la confiscation d’un privilège ? La privation de quelque chose ? Un système d’amendes semblable à celui de Basilica ?
— Mais confisquer quoi, dame Rasa ? Quels privilèges avons-nous, les uns et les autres ? Si nous privons le coupable d’un objet dont il a vraiment besoin – ses chaussures ? son chameau ? –, cela revient à le mutiler, ce qui nous oblige à voyager moins vite et met tout le groupe en danger. Et s’il s’agit de quelque chose dont il n’a pas besoin mais auquel il tient, la rancœur grandit en lui et vous vous retrouvez avec un compagnon de route qu’il faut faire obéir sans pouvoir se fier à lui. Non, dame Rasa, si la honte ne suffit pas à empêcher un homme d’enfreindre la loi, la seule sanction qui ait encore un sens, c’est la mort. Ainsi, l’insoumis ne viole plus jamais la loi et les autres savent que vous ne plaisantez pas. Et toute sentence moindre que la mort entraîne un résultat contraire : le contrevenant récidive, tout simplement, et plus personne ne respecte la loi. C’est pourquoi, je vous le dis, avant d’imposer cette règle durant nos voyages, vous devriez peut-être réfléchir à cette question : votre loi vaut-elle la peine qu’on tue pour la faire respecter ?