Выбрать главу

— Mais de toute façon, personne ne croira que tu serais prêt à tuer ; n’est-ce pas ?

— Pensez-vous ? D’expérience, je puis vous affirmer que le plus dur, quand on punit un homme dans un voyage comme le nôtre, c’est d’expliquer ensuite à sa veuve et à ses orphelins pourquoi on ne l’a pas ramené.

— Oh, Elemak, jamais je n’accepterai…

— Personne n’en a envie. Mais les gens du désert savent ce qu’il en est. Et quand on abandonne un homme au lieu de le tuer franchement, on ne lui laisse pas une chance – ni chameau, ni cheval, ni même de l’eau. Mieux, on le ligote serré, de façon que les carnivores l’expédient rapidement, parce que s’il survit assez longtemps, des bandits risquent de tomber dessus ; alors, il subira une mort beaucoup plus cruelle, et au cours de son agonie, il révélera où se trouve la caravane, de combien d’hommes elle se compose, le nombre de sentinelles qui se relaient la nuit, et où sont cachés les objets de valeur. Il fera encore bien d’autres aveux : le petit nom qu’il donne à sa femme, les surnoms des gardes, et les bandits sauront alors quelles paroles prononcer dans la nuit pour semer la confusion dans la caravane ou pour endormir la vigilance des sentinelles. Il leur dira…

— Tais-toi ! s’écria Rasa. Tu me racontes cela pour me terrifier !

— Vous imaginez que la vie au désert, c’est la chaleur et le froid, les chameaux et les tentes, les besoins qu’on soulage dans le sable et les nuits que l’on passe sur des tapis et non dans un lit. Mais moi, je vous dis que la vie que Père, vous-même et Nafai, le cher enfant, vous nous avez choisie…

— Que Surâme a choisie !

— … c’est la plus dure qu’on puisse imaginer, dans un monde dangereux et violent où la mort est présente à chaque pas, et où il faut être prêt à tuer pour maintenir l’ordre.

— Alors, je trouverai un autre moyen, dit Rasa. Un autre système pour régler la question des mariages…

— Vous n’y arriverez pas, répliqua Elemak. Réfléchissez tant que vous voudrez, vous en reviendrez toujours à la même et unique conclusion. Si ce projet délirant de colonie doit réussir, ce sera dans le désert et en suivant la loi du désert. Ce qui signifie que les femmes seront fidèles à leurs hommes, sinon elles mourront.

— Et les hommes aussi, s’ils sont infidèles », ajouta Rasa ; Elemak ne songeait sûrement pas à ne punir que les femmes !

« Ah, je vois : si deux personnes enfreignent la loi du mariage, vous voulez les tuer toutes les deux, c’est ça ? Qui est sanguinaire, maintenant ? Nous pouvons plus facilement nous passer d’une femme que d’un homme. À moins que vous ne proposiez que j’entraîne Kokor et Sevet au combat ? Ou que vous ne croyiez Dol et Shedemei capables de se débrouiller pour hisser les tentes sur les chameaux ?

— Donc, dans ton monde où les hommes font la loi, ce sont les femmes qui font les frais de…

— Nous ne sommes plus à Basilica, dame Rasa. Les femmes s’épanouissent là où la civilisation est forte. Pas ici. Vous verrez, si vous y réfléchissez : ne punir que la femme est le plus sûr moyen de faire respecter la loi ; car quel homme murmurera : “Je t’aime” à une femme, alors que tous deux savent pertinemment ce qu’il veut dire en réalité : “J’ai tellement envie de te sauter que je me fous que tu crèves”. Quel succès auront ses tentatives de séduction, alors ? Et s’il essaye de la prendre de force, elle hurlera, parce qu’elle saura que sa vie est en jeu. Et si on le surprend à la violer, eh bien, c’est lui qui meurt. Vous comprenez ? Dans ces conditions, les petites aventures de passage perdent beaucoup de leur charme.

Elemak faillit éclater de rire en voyant l’expression bouleversée de Rasa quand il quitta la tente. Dame ! elle se croyait toujours aux commandes, même au désert alors qu’elle ne savait rien de rien sur l’art d’y survivre, qu’elle mettait constamment tout le monde en danger avec ses bavardages, avec sa prétendue sagesse qu’elle était toujours si empressée de partager, avec ses airs de grand chef ! À Basilica, elle pouvait donner l’illusion de l’autorité : là-bas, les femmes avaient enfermé les hommes derrière de telles barrières de coutumes et de bonnes mœurs qu’elle n’avait qu’à prendre une décision pour qu’on s’y plie automatiquement. Mais ici, elle allait bientôt s’apercevoir – elle s’en apercevait déjà – que la véritable volonté de puissance lui faisait défaut. Elle voulait commander, certes, mais elle refusait les arrêts impitoyables qu’exigeait le commandement.

Des unions permanentes, tu parles ! Quelle femme pouvait satisfaire un homme tant soit peu viril plus d’un an ou deux ? Lui, Elemak, n’avait jamais considéré Eiadh autrement que comme une première épouse. Elle aurait été parfaite dans ce rôle : fleur de sa résidence basilicaine, elle lui aurait donné l’aîné de ses enfants, après quoi chacun serait parti de son côté. Elemak avait même prévu de confier l’instruction de ses héritiers à Rasa ; il savait sa valeur, et elle s’y entendait à éduquer les jeunes. Mais croire qu’il allait supporter une Eiadh grosse et vieille qui s’accrocherait à lui…

Ainsi pensait Elemak, mais dans son cœur, il savait qu’il se mentait à lui-même. Il pouvait bien prétendre ne pas vouloir d’Eiadh pour toujours, il ne ressentait pourtant que désir pour elle, un désir puissant, possessif, qui ne donnait pas signe d’affaiblissement. C’était Eiadh qui était instable, pas lui. C’était elle qui s’était extasiée devant Nafai quand il avait tenu tête à Mouj et refusé le poste de consul que lui offrait le seigneur de guerre. Lamentable ! Elle admirait davantage Nyef de refuser le pouvoir que son propre époux de le détenir et de l’exercer ! Mais Eiadh était une femme, après tout, son éducation l’avait conduite à une dépendance mystique envers Surâme, et comme Surâme avait très clairement « choisi » Nafai, celui-ci n’en avait que plus de séduction à ses yeux.

Quant à Nyef… eh bien, Elemak savait depuis longtemps qu’il lorgnait Eiadh. Dès le début, cela n’avait fait que renforcer l’attrait qu’elle exerçait sur Elemak : en se mariant avec elle, il remettrait son morveux de petit frère à sa place. Que Nafai l’épouse plus tard, quand elle aurait eu un ou deux enfants d’Elemak ; il saurait alors quelle était sa vraie position. Mais voilà qu’Eiadh l’avait remarqué – pourquoi diable avait-il fallu que ce soit lui qui tue Gaballufix ? C’était cela qui la séduisait ! Elle était en adoration devant une illusion : celle de la force de Nafai. Eh bien, Edhya, ma chérie, mon petit chat, moi aussi, j’ai tué, et pas un ivrogne qui ronflait dans la rue ; non : j’ai tué un bandit qui chargeait ma caravane, prêt à nous dépouiller et à nous étriper. Et je peux tuer encore, s’il le faut.

Je peux tuer encore, et Rasa en a déjà accepté la justification. La loi du désert… Oui, c’est ça qui éliminera cet empêcheur de tourner en rond qu’est Nafai. Rasa, tellement sûre que son adorable petit dernier n’enfreindra jamais la loi, acceptera – comme tous les autres – la mort comme sanction de la désobéissance. Et alors, Nafai désobéira. Ce sera parfaitement simple, d’une beauté mathématique, et je pourrai le tuer au même prétexte, exactement, que lui quand il a tué Gabya : pour le bien commun !

Ce soir-là, comme le souper froid pesait sur l’estomac des voyageurs qu’une brise nocturne glacée avait chassés dans leurs tentes, Elemak désigna Nafai pour le premier tour de garde ; puis il se glissa sous son abri de toile, où son frère, le pauvre, savait pertinemment qui l’attendait. Il voyait d’ici Nafai assis sous les étoiles, en train de l’imaginer, lui, Elya, qui serrait le corps nu d’Eiadh dans ses bras pendant que la tente s’imprégnait de la chaleur humide de leur étreinte. Il savait que Nafai entendait, ou croyait entendre, les petits cris étouffés que poussait Eiadh. Et quand Elemak ressortit enfin, couvert encore de la sueur et de l’odeur de l’amour, il savait que Nafai aurait dans la bouche un goût amer en regagnant sa propre tente, où ne l’attendait pour seule consolation que le corps sans galbe ni grâce de Luet, la sibylle de l’eau. Il était presque tentant de faire appliquer pour de bon la loi de Rasa, car alors, c’est Nafai qui vieillirait avec Eiadh sous les yeux, une Eiadh qui n’appartiendrait qu’à Elemak et que jusqu’à son dernier souffle, Nafai ne posséderait jamais.