Le bébé avait cessé de pleurer.
— Ce que j’étais sur le point de vous dire, déclara durement le Moniteur lorsque le silence parut devoir durer quelques minutes, c’est que les renseignements que j’ai trouvés dans votre dossier sont en totale contradiction avec ce que j’ai découvert ici. Auparavant vous étiez, ainsi que vous l’êtes toujours, d’ailleurs, mécontent et agité, mais vous étiez invariablement sympathique à tous vos collègues et, bien qu’à un degré moindre, à vos supérieurs. Et cela parce que ces derniers avaient parfois tort que vous aviez toujours raison …
— Je n’étais pas plus bête qu’eux, répondit O’Mara avec lassitude, et je l’ai souvent prouvé. Mais je n’ai pas « l’air » intelligent, à cause de mon physique de portefaix !
C’était étrange, mais à présent O’Mara n’éprouvait presque plus d’intérêt pour son propre sort. Il ne pouvait détacher son regard de la tache d’un bleu agressif qui maculait le flanc du nourrisson. La couleur était devenue plus sombre et le centre de la tache semblait avoir enflé, comme si le tégument très dur s’était ramolli et que l’énorme pression interne du FROB eût provoqué ce renflement. Il espérait que l’augmentation de la gravité et de la pression ferait cesser ce phénomène, à moins qu’il ne fût le symptôme de quelque chose d’entièrement différent.
Il avait envisagé d’aller plus loin et de saturer l’air d’aliment, autour du malade. Sur Hudlar, la nourriture des autochtones était composée de micro-organismes qui étaient en suspension dans l’atmosphère très dense, mais il était expressément indiqué dans le livre que les zones de tégument malades devaient être constamment maintenues exemptes de particules alimentaires. Il devrait se contenter d’une gravité et d’une pression plus grande …
— … Néanmoins, disait le Moniteur, si un accident similaire s’était produit alors que vous occupiez l’un de vos emplois précédents, personne n’aurait mis en doute votre version des faits. Et même si vous aviez été fautif, tous se seraient regroupés autour de vous pour vous protéger …
« Qu’est-ce qui a bien pu transformer à ce point votre personnalité amicale et sympathique ?
— Je m’ennuyais.
Le nourrisson n’émettait aucun son pour l’instant, mais O’Mara venait de remarquer certains mouvements caractéristiques des appendices du FROB, qui annonçaient qu’il allait éclater en sanglots. Il ne s’était pas trompé. Durant les dix minutes qui suivirent, toute discussion fut, naturellement, impossible.
O’Mara se tourna de côté et roula sur ses coudes à présent à vif ensanglantés. Il connaissait la raison de ces pleurs : il n’avait pas dorloté le nourrisson comme après chaque repas. Il se traîna lentement jusqu’aux câbles qui retenaient les contrepoids du dispositif qu’il avait conçu, et il s’apprêta à remédier à son oubli. Mais les extrémités des deux câbles pendaient à un mètre vingt du sol.
Allongé et appuyé sur un coude, alors qu’il luttait pour soulever le poids mort de son autre bras, O’Mara pensa qu’il aurait pu tout aussi bien se trouver à cinq kilomètres de là. De la sueur perlait sur son visage et son corps en raison de l’intensité de l’effort demandé. Il tremblait et vacillait tellement que sa main passa à côté du câble lors de son premier essai. Il recommença et, finalement, il parvint à le saisir et à l’agripper. Serrant fermement le câble, il se laissa doucement retomber en arrière en l’entraînant avec lui.
Le mécanisme se déclenchait à l’aide d’un système de contrepoids, et il était inutile que la traction fut forte sur les câbles de commande. Un poids tomba avec précision sur le dos du bébé, lui administrant une tape rassurante. O’Mara se reposa quelques minutes, puis il lutta à nouveau pour se relever et répéter le processus avec l’autre câble, dont le déclenchement aurait également pour effet de faire remonter le premier poids en position d’utilisation.
Après la huitième tape, O’Mara découvrit qu’il ne pouvait plus voir l’extrémité du câble qu’il essayait d’atteindre, mais il parvint cependant à le saisir. Il avait trop longtemps maintenu la tête au-dessus du niveau du reste de son corps, et il était constamment demeuré au bord de l’évanouissement. Le ralentissement de la circulation sanguine à l’intérieur de son cerveau avait également d’autres effets …
— Là, là … s’entendit-il dire d’une voix geignarde. Ça va aller, à présent. Papa va s’occuper de toi. Maintenant, fais un gros dodo …
Ce qu’il trouvait le plus surprenant, c’était de se sentir véritablement responsable du nourrisson, et d’être à la fois inquiet et irrité à son sujet. Lui avait-il autrefois sauvé la vie uniquement pour le laisser à présent mourir ? Les trois G qui le collaient contre le sol et qui rendaient chaque respiration plus épuisante qu’une journée de travail, qui faisaient du moindre mouvement une opération qui réclamait toutes ses forces, ramenaient peut-être à sa mémoire le souvenir d’une autre sorte de pression : le mouvement d’approche inexorable de deux énormes masses de métal.
L’accident.
En tant que monteur chargé de ce déplacement particulier, O’Mara venait de brancher les balises d’avertissement lorsqu’il avait vu les deux adultes hudlariens se lancer à la poursuite de leur enfant, sur une des faces qui se rapprochaient. Il avait utilisé le traducteur pour les appeler, et les presser de se mettre en sécurité pendant qu’il irait lui-même chercher l’enfant. Ce dernier était bien plus petit que ses parents, et les deux masses qui s’approchaient lentement mettraient plus de temps pour l’atteindre. O’Mara pourrait mettre à profit ces minutes supplémentaires pour le conduire hors de danger. Mais, ou bien les traducteurs de FROB étaient débranchés, ou ils répugnaient à laisser à un minuscule être humain le soin de sauver leur fils, et ils étaient restés entre les faces jointives jusqu’à ce qu’il soit trop tard. O’Mara n’avait pu qu’assister au drame en spectateur impuissant, tandis qu’ils étaient pris au piège et qu’ils étaient écrasés entre les deux masses qui se joignaient.
La vue du jeune Hudlarien, toujours indemne en raison de sa petite taille, qui se débattait entre les corps mutilés de ses parents, avait poussé O’Mara à l’action. Il avait pu le chasser hors de la zone dangereuse avant que les sections fussent suffisamment proches pour le prendre au piège, et il avait réussi de justesse à s’en tirer lui aussi. Durant quelques secondes d’angoisse, il avait bien cru qu’il laisserait une de ses jambes derrière-lui.
Ce n’était pas un endroit où amener des enfants, de toute façon, pensa-t-il avec colère comme il regardait le corps tremblant, agité de convulsions et couvert de taches bleu vif. Personne ne devrait être autorisé à faire venir ses enfants sur un chantier de l’espace, même lorsqu’il s’agissait de créatures aussi robustes que les Hudlariens.
Mais le commandant Craythorne parlait à nouveau.
— … À en juger par ce que je viens d’entendre, vous prenez votre tâche au sérieux. Avoir gardé l’enfant heureux et en bonne santé sera porté à votre crédit …
« Heureux et en bonne santé, » pensa O’Mara comme il se tendait à nouveau vers le câble. « En bonne santé … »
— … Mais d’autres facteurs doivent également entrer en ligne de compte. Avez-vous été coupable de négligence en ne branchant les feux d’avertissement qu’après l’accident, ce qui est l’accusation portée contre vous ? Ici, vous vous êtes montré agressif et querelleur. Je parle surtout de votre conduite envers Waring …