Ses patients l’attendaient près de l’entrée. Ils se trouvaient dans une petite boîte de métal autour de laquelle avaient été empilées des briques de plomb, et qui avait été chargée sur un puissant chariot-civière. L’infirmier lui expliqua rapidement que ces êtres s’appelaient des Telfi et que le diagnostic préliminaire permettait de préconiser un traitement dans l’Amphithéâtre des cures radioactives, qui avait déjà été irradié à son attention. Il ajouta qu’en raison de la maniabilité de ses patients, il gagnerait du temps en les emmenant avec lui jusqu’à la Salle d’Éducation, et en les laissant dans la coursive pendant qu’il assimilerait la bande éducative sensorielle Telfi.
Conway hocha la tête pour le remercier, puis il sauta sur le chariot et le mit en marche. Il essaya de donner l’impression qu’il faisait cela chaque jour.
Depuis que Conway était arrivé dans cet établissement surprenant qu’était l’Hôpital Général du secteur douze, il avait eu une vie agréable mais active qui n’avait été obscurcie que par une seule fausse note. Il y fut une fois de plus confronté lorsqu’il pénétra dans la Salle d’Éducation : le responsable en était un Moniteur. Conway haïssait les Moniteurs. La présence de l’un d’eux l’affectait plus que la proximité immédiate d’un malade contagieux. Et alors que Conway était fier d’être un homme sain, civilisé et moral, qui ne pouvait haïr personne, il éprouvait une profonde aversion pour eux. Il savait naturellement que certaines personnes perdaient parfois la tête, et qu’il fallait que certaines personnes fissent le nécessaire pour préserver la paix. Mais en raison de sa réprobation pour la violence sous toutes ses formes, Conway ne pouvait aimer les hommes qui entreprenaient de telles actions.
Et, de toute façon, que faisaient des Moniteurs au sein d’un hôpital ?
La silhouette vêtue d’un survêtement vert foncé, qui était assise devant la console de contrôle de l’Éducateur, se tourna rapidement à son arrivée et Conway reçut un autre choc. En plus de l’insigne de commandant qu’il avait sur l’épaule, le Moniteur portait également le caducée, l’emblème des médecins !
— Je me nomme O’Mara, dit le commandant d’une voix agréable. Je suis le psychologue en chef de cette maison de fous, et je parie que vous êtes le Dr. Conway, ajouta-t-il en souriant.
Conway parvint à sourire, mais il savait que son rictus devait paraître forcé et que le Moniteur n’en serait pas dupe.
— Vous voulez la bande Telfi, dit O’Mara avec un peu moins de chaleur. Eh bien, docteur, on peut dire que cette fois vous êtes tombé sur un peuple vraiment étrange. N’oubliez surtout pas de tout faire effacer le plus rapidement possible, dès que votre boulot sera terminé. Croyez-moi, ce n’est pas le genre de chose que vous désirerez conserver. Apposez votre empreinte digitale ici, et asseyez-vous.
Tandis que le Moniteur fixait le bandeau frontal et les électrodes de l’Éducateur sensoriel, Conway tenta de conserver une expression neutre, et il essaya de ne pas reculer devant le contact des mains puissantes et agiles du commandant. Les cheveux coupés court de O’Mara étaient d’un gris terne et métallique, et ses yeux avaient également les caractéristiques du métal. Conway savait que ces yeux avaient observé ses réactions et qu’à présent un esprit perçant en tirait certaines conclusions.
— Voilà qui est fait, dit finalement O’Mara. Mais avant de vous laisser partir, docteur, je dois vous dire que j’estime qu’il serait utile que nous ayons un petit entretien. Pas maintenant, car vous avez des patients à soigner, mais le plus rapidement possible.
Comme il sortait, Conway sentit le regard du Moniteur qui était rivé sur son dos.
Il aurait dû essayer de ne penser à rien, ainsi qu’on le lui avait recommandé, afin que les connaissances nouvellement acquises puissent s’installer confortablement dans son esprit. Mais Conway était obnubilé par le fait qu’un Moniteur faisait partie du personnel permanent de l’hôpital, et qu’il était médecin, par-dessus le marché ! Comment ces deux professions pouvaient-elles aller de pair ? Le brassard du commandant représentait le Cercle rouge et noir tralthien, le Soleil Flamboyant des Illensiens qui respiraient du chlore, et les serpents entrelacés et le faisceau de baguettes de la Terre : les symboles respectés de la médecine pour les trois principales races de l’Union Galactique. Tel était le Dr. O’Mara dont le col indiquait qu’il était un médecin, et les épaulettes qu’il appartenait à un corps dont la mission était totalement différente, pour ne pas dire opposée.
Une chose était certaine. Conway ne serait pleinement satisfait que lorsqu’il aurait découvert pourquoi le psychologue en chef de l’hôpital était un Moniteur.
II
C’était la première fois que Conway était placé sous l’influence d’une bande physiologique étrangère, et il éprouvait beaucoup d’intérêt pour la double vision mentale qui affectait de plus en plus son esprit — un signe certain que la bande avait « pris ». Le temps qu’il atteigne l’Amphithéâtre des cures radioactives, il percevait en lui deux êtres totalement différents : un Terrien nommé Conway, et ce gestalt de cinq cents unités qui avait été formé dans le but de préparer un enregistrement mental de tout ce que l’on savait sur la physiologie de cette race. C’était l’unique désavantage ( si cela pouvait être appelé un désavantage ) du système de bandes éducatives sensorielles. Non seulement la connaissance était implantée dans un esprit, mais également la personnalité des entités ayant possédé ce savoir. Il était alors peu surprenant que les diagnosticiens, qui conservaient parfois dans leurs esprits une dizaine de bandes, pussent paraître quelque peu bizarres.
C’était ces mêmes diagnosticiens qui accomplissaient le travail le plus important de tout l’hôpital, pensa Conway comme il enfilait sa combinaison protectrice et qu’il irradiait ses patients pour un examen préliminaire. Il avait parfois pensé qu’il deviendrait l’un d’eux, dans ses moments de grande confiance en lui. Ils étaient principalement chargés d’effectuer des travaux originaux dans le domaine de la médecine xénologique. Ils utilisaient leurs cerveaux surchargés de bandes physiologiques comme point de départ, et ils en faisaient une synthèse lorsqu’un cas pour lequel aucune bande n’était disponible se présentait, ce qui leur permettait d’établir un diagnostic et de prescrire un traitement.
Ils ne s’occupaient pas des blessures et des maladies courantes. Pour qu’un patient fût examiné par un diagnosticien, il fallait que son cas fût unique, désespéré, et qu’il fût à l’article de la mort. Cependant, lorsqu’une de ces sommités se chargeait d’un patient, — ce dernier pouvait être considéré comme sauvé, car ils obtenaient des miracles avec une régularité monotone.
Conway savait que les médecins d’un rang inférieur étaient toujours tentés de conserver le contenu d’une bande, plutôt que de la faire effacer, dans l’espoir d’effectuer une découverte qui leur apporterait la renommée. En pratique, cependant, cela ne dépassait jamais le stade de la tentation pour les hommes à tête froide, tels que lui.