« Je dirais que la première forme de vie, à en juger par les appendices grossièrement développés que nous avons remarqués, effectue le travail pénible. Tant que ces êtres n’ont pas atteint le stade de la « chrysalide » pour adopter la forme plus agile et plus belle d’une libellule, ils ne sont pas considérés comme adultes et capables d’accomplir un travail de responsabilité. Cela doit, je suppose, contribuer grandement à la constitution d’une société compliquée …
— J’allais le dire, intervint le colonel Skempton dont la voix reflétait le chagrin d’avoir été devancé dans ses explications. Deux de ces êtres sont en route pour aller chercher le survivant. Ils insistent pour que vous ne touchiez pas au patient …
O’Mara franchit l’écran des paravents. Il resta bouche bée face au naufragé qui secouait à présent ses ailes. Avec un effort visible, il parvint à se reprendre.
— Je suppose que je vous dois des excuses, professeur. Mais pourquoi n’en avoir parlé à personne ?
— Rien ne prouvait que ma théorie était bonne. Comme le patient était pris de panique chaque fois que je lui disais que je voulais l’aider, j’ai suspecté que cette excroissance était d’origine naturelle. On peut s’attendre à ce qu’une chenille fasse des objections à quiconque essaierait de la faire sortir prématurément de sa chrysalide. Pour l’excellente raison qu’une telle action entraînerait inévitablement sa mort. Nous disposions également d’autres données : l’absence d’absorption de nourriture ; la position en anneau, avec les appendices tournés vers l’extérieur ( de toute évidence une posture de défense datant de l’époque où les prédateurs menaçaient le nouvel être à l’intérieur de la coquille durcissante de l’ancien ) ; et finalement le fait que l’air expulsé par ses poumons ne contenait plus aucune impureté, ce qui prouvait que le cœur et les poumons que nous écoutions n’étaient plus reliés au reste du corps.
Conway expliqua encore qu’au début du traitement il avait eu des doutes, mais que ces derniers n’avaient pas été suffisamment puissants pour qu’il permît à Mannon ou à Thornnastor d’agir à leur guise. Il avait estimé que le patient était dans un état normal, ou à peu près normal, et que le mieux était de ne rien faire du tout.
— … Mais nous nous trouvons dans un hôpital où l’on croit qu’il faut soigner à tout prix les malades, et je m’imagine mal le professeur Mannon, vous, ou n’importe quelle autre personne que je connais, se contenter d’attendre en croisant les bras, alors que le patient semble être à l’agonie. Il est possible que l’un de vous ait cru en ma théorie et ait accepté d’agir, ou plutôt de ne pas agir, en conséquence, mais je ne pouvais avoir de certitude. Et nous devions absolument « guérir » ce patient, parce qu’à l’époque ses petits camarades constituaient une inconnue …
— D’accord, d’accord, dit O’Mara en levant les bras au ciel. Vous êtes un génie, professeur Conway. Vous avez quelque chose à ajouter ?
Conway se frotta le menton, avant de dire pensivement :
— Il ne faut pas oublier que le patient se trouvait à bord d’un vaisseau hôpital. Et si je pouvais qualifier son état de normal, il devait cependant y avoir quelque chose qui n’allait pas. Il était trop faible pour pouvoir briser sa propre chrysalide, et il devait être aidé. Peut-être cette faiblesse était-elle son unique problème, mais s’il s’agit d’autre chose, Thornnastor et son équipe pourront le soigner, à présent qu’il peut communiquer avec nous et nous apporter sa collaboration.
« À moins, ajouta-t-il, brusquement inquiet, que nos tentatives pour le rassurer à tout prix n’aient provoqué des dommages mentaux irrémédiables.
Il brancha le traducteur, mordilla ses lèvres un instant, puis il s’adressa au patient.
— Comment vous sentez-vous ?
La réplique fut courte et ne s’écartait pas du sujet. Elle contenait tous les sous-entendus qui pouvaient apaiser l’inquiétude d’un médecin.
— J’ai faim, répondit le patient.