Mathilde s’était présentée à l’Hôtel des Grands Hommes pour chercher l’aveugle beau, un bien petit hôtel pour un si grand titre, pensa-t-elle. Ou alors ça voulait peut-être dire qu’il n’y avait pas besoin de beaucoup de chambres pour loger tous les grands hommes.
Le réceptionniste, après avoir téléphoné pour l’annoncer, lui dit que M. Reyer ne pouvait pas descendre, qu’il était empêché. Mathilde monta jusqu’à sa chambre.
— Qu’est-ce qui arrive ? cria Mathilde à travers la porte. Vous êtes nu avec quelqu’un ?
— Non, répondit Charles.
— C’est plus grave ?
— Je suis moche à voir, je ne retrouve pas mon rasoir. Mathilde réfléchit un bon moment.
— Vous n’arrivez pas à mettre l’œil dessus, c’est ça ?
— C’est vrai, dit Charles. J’ai tâtonné partout. Je ne comprends pas.
Il ouvrit la porte.
— Vous comprenez, Reine Mathilde, les choses profitent de ma faiblesse. Je hais les choses. Elles se dissimulent, elles se glissent entre sommier et matelas, elles font dégringoler la poubelle, elles se coincent entre les lames des parquets. J’en ai assez. Je crois que je vais supprimer les choses.
— Vous êtes moins doué qu’un poisson, dit Mathilde. Parce que les poissons qui vivent très au fond, dans le noir complet comme vous, ils se débrouillent quand même pour trouver à bouffer.
— Les poissons ne se rasent pas, dit-il. Et puis merde après tout, les poissons je m’en bats l’œil.
— L’œil, l’œil ! Vous le faites exprès ou quoi ?
— Oui, je le fais exprès. J’ai tout un répertoire d’expressions comme ça : Je m’en bats l’œil, je jette un œil, je fais de l’œil, je ne vous crois pas mon œil, j’ai le mauvais œil, je garde un œil sur vous, je tourne de l’œil, j’ai mangé à l’œil, j’ai le compas dans l’œil, etc. Il y en a des milliers. J’aime les utiliser. C’est comme ceux qui mastiquent leurs souvenirs. Mais c’est vrai que je m’en bats l’œil, des poissons.
— Ça, ça arrive à beaucoup de gens. C’est vrai que les poissons, on a tendance à s’en foutre. Je peux m’asseoir sur cette chaise ?
— Je vous en prie. Et qu’est-ce que vous leur trouvez, aux poissons ?
— On se comprend, les poissons et moi. Et puis on a trente ans de vie commune, alors on n’ose plus se quitter. Si je me faisais plaquer par un poisson, je serais désorientée. Et puis je travaille avec eux, ils me font gagner de l’argent, ils m’entretiennent, si vous voulez.
— C’est parce que je ressemble à un de vos foutus poissons dans le noir que vous êtes venue me voir ?
Mathilde réfléchit.
— Vous n’arriverez à rien comme ça, conclut-elle. Vous devriez être un peu plus poissonneux justement, un peu plus souple, plus fluide. Enfin ça vous regarde, si c’est votre ambition d’en faire baver à tout le cosmos. Je viens parce que vous cherchiez un appartement, et que vous semblez le chercher toujours. Peut-être n’avez-vous pas beaucoup d’argent. Pourtant, cet hôtel est cher.
— Ses fantômes me sont également chers. Mais surtout, les gens n’ont pas envie de louer à un aveugle, vous savez, Reine Mathilde. Les gens ont peur que l’aveugle ne fasse des bêtises partout, qu’il pose son assiette à côté de la table et qu’il pisse sur le tapis en croyant qu’il est dans la salle de bains.
— Tandis que moi ça m’arrange, un aveugle. Mes travaux sur l’épinoche, le grondin volant et l’ange de mer épineux surtout, m’ont payé trois appartements, les uns au-dessus des autres. La vaste famille qui occupait le premier et le troisième étage, c’est-à-dire l’Ange de mer et l’Épinoche, est partie. Moi, j’habite au deuxième, au Grondin volant. J’ai loué l’Épinoche à une drôle de dame, et j’ai pensé à vous pour occuper l’Ange de mer épineux, enfin le premier étage si vous préférez. Je ne vous le louerai pas cher.
— Pourquoi pas cher ?
Charles entendit Mathilde rigoler et allumer une cigarette. Il chercha de la main un cendrier qu’il lui tendit.
— Vous proposez le cendrier à la fenêtre, dit Mathilde. Je suis assise un bon mètre plus à gauche que vous ne croyez.
— Ah, pardonnez-moi. Vous êtes un peu brutale tout de même. Dans ces cas-là les gens se débrouillent pour attraper le cendrier en se déhanchant et ils ne font pas de commentaires.
— Vous allez me trouver plus brutale quand vous saurez que l’appartement est beau, est grand, mais que personne ne veut y vivre parce qu’il est très sombre. Donc je me suis dit : Charles Reyer, je l’aime bien. Et comme il est aveugle, ça tombe à merveille, ça lui serait égal de vivre dans un lieu sombre.
— Vous manquez toujours autant de tact ? demanda Charles.
— Je crois, dit Mathilde très sérieusement. Alors, cet Ange épineux, est-ce qu’il vous tente ?
— J’ai envie d’y jeter un œil, dit Charles en souriant et en portant la main à ses lunettes. Je crois que ça me va très bien, un ange de mer épineux très sombre. Mais si je dois l’habiter, je veux connaître les mœurs de cette poiscaille, sinon mon propre appartement me prendrait pour un imbécile.
— C’est facile. Squatina aculeata, poisson migrateur, peuplant les fonds meubles côtiers de la Méditerranée. Chair assez fade, diversement appréciée. Nage comme les requins en godillant de la queue. Museau obtus, narines latérales, plus ou moins frangées. Évents amples, semi-lunaires, bouche armée de dents unicuspides à base élargie et passons sur le reste. Brun marbré de sombre avec taches claires, un peu comme la moquette de l’entrée, si vous voulez.
— L’animal pourrait me plaire, Reine Mathilde.
Il était sept heures. Clémence Valmont travaillait chez Mathilde. Elle classait des diapositives et elle crevait de chaud. Elle aurait bien voulu enlever son béret noir, elle aurait bien voulu ne pas avoir soixante-dix ans et ne pas avoir les cheveux qui s’en vont sur le dessus de la tête. Maintenant, elle ne retirait plus jamais son béret. Ce soir, elle montrerait à Mathilde deux petites annonces du jour assez intéressantes auxquelles elle était tentée de répondre :
« H. 66 ans, conservé, grande taille petite retraite, attend femme pas laide petite taille grosse retraite, pour faire dernier bout avant mort pas seul. »
C’était franc. Et il y avait celle-là, assez irrésistible :
« Grand Médium Voyant direct Avec le Don de son père dès le début contact il dit toute la vérité que vous cherchez protection amour durable chance retrouvée le mari ou la femme qui est parti travail attraction renforce bonheur et attire les sentiments travail par correspondance envoyer photo enveloppe timbrée pour réponse avec satisfaction dans les domaines. »
Qu’est-ce que je risque ? se dit Clémence.
L’appartement de l’Ange de mer épineux avait plu à Charles Reyer. En réalité, il s’était décidé dès que Mathilde lui en avait parlé à l’hôtel et il avait hésité pour cacher sa précipitation à accepter. Parce que Charles se savait devenir pire de mois en mois, il commençait à avoir peur. Et il avait l’impression que Mathilde pourrait sans qu’elle le sache arracher son cerveau aux détestations morbides dans lesquelles il s’enlisait. En même temps, il n’entrevoyait pas d’autre recours que de persister dans la haine, et l’idée de devenir aveugle-et-bon le révulsait. Il avait longé pas à pas les murs de l’appartement en y appliquant les mains, et Mathilde lui avait montré où étaient les portes, les robinets et les boutons électriques.
— Pour quoi faire, les boutons électriques ? dit Charles. Pour quoi faire, la lumière ? Vous êtes une imbécile, Reine Mathilde.