Adamsberg sourit.
— Et si je me tourne tout le temps dans un sens et puis dans un autre ?
— Alors on sait plus où on en est. L’enfer et le paradis.
Mathilde éclata de rire. Et puis elle se ravisa.
— Non, dit-elle à nouveau, je parle trop. Je me fais honte. « Mathilde, tu parles à tort et à travers », me dit un ami philosophe. « Oui, je réponds, mais comment parle-t-on à raison et à droit ? »
— Si on tentait le coup ? dit Adamsberg. Vous travaillez ?
— Vous n’allez pas me croire. Je m’appelle Mathilde Forestier.
Adamsberg rentra son crayon dans sa poche.
— Mathilde Forestier, répéta-t-il. Alors vous êtes cette océanographe de renom… Est-ce que c’est ça ?
— C’est ça, mais il ne faut pas que ça vous empêche de crayonner. Moi aussi je sais qui vous êtes, j’ai lu votre nom sur la porte, et votre nom, tout le monde le connaît. Et ça ne m’empêche pas de faire du tort et du travers, en pleine fin de tranche 1 en plus.
— Si je trouve l’aveugle beau, je vous le dirai.
— Pourquoi ? À qui voulez-vous faire plaisir ? demanda Mathilde soupçonneuse. À moi, ou bien à l’océanographe de renom qui a son nom dans les journaux ?
— Ni à l’une ni à l’autre. À la femme que j’ai fait entrer dans mon bureau.
— Ça me va, dit Mathilde.
Elle resta un moment sans rien dire, comme si elle hésitait à prendre une décision. Adamsberg avait ressorti cigarette et papier. Non, il n’oublierait pas cette femme-là, ce bout de la beauté du monde sur le point de se rompre. Et il était incapable de savoir à l’avance ce qu’elle allait lui dire.
— Vous savez, reprit soudain Mathilde, c’est à la tombée de la nuit que les choses se passent, dans l’océan comme dans la ville. Tout s’y lève, ceux qui ont faim et ceux qui ont mal. Et ceux qui cherchent, comme vous, Jean-Baptiste Adamsberg, se lèvent aussi.
— Vous croyez que je cherche ?
— Sans aucun doute, et pas mal de choses en même temps encore. Ainsi, l’homme aux cercles bleus sort quand il a faim. Il rôde, il épie, et soudain, il trace. Moi, je le connais. Je l’ai cherché, depuis le tout début, et je l’ai trouvé, le soir du briquet, le soir de la tête de la poupée en plastique. Hier soir encore, rue Caulaincourt.
— Comment avez-vous réussi ça ?
— Je vous le dirai, ce n’est pas important, ce sont des trucs à moi. Et c’est drôle, on dirait presque qu’il me laisse un peu faire, l’homme aux cercles, comme s’il s’apprivoisait de loin. Si vous voulez le voir un soir, venez me trouver. Mais juste le voir de loin, pas l’approcher, pas l’emmerder. Ce n’est pas au flic de renom que je propose mon secret, c’est à l’homme qui m’a fait entrer dans son bureau.
— Ça me va, dit Adamsberg.
— Mais pourquoi l’homme aux cercles bleus ? Il n’a rien fait de grave. Pourquoi vous intéresse-t-il ?
Adamsberg leva le visage vers Mathilde.
— Parce qu’un jour, ça grossira. La chose dans le cercle, petit à petit, ça grossira. Ne me demandez pas, vous, comment je le sais, je vous en prie, parce que je n’en sais rien, mais c’est inévitable.
Il secoua la tête et écarta les cheveux qu’il avait dans les yeux.
— Oui, elle grossira, la chose.
Adamsberg décroisa ses jambes et se mit à organiser sans précision les papiers sur son bureau.
— Je ne peux pas vous interdire de le suivre, ajouta-t-il. Mais je vous le déconseille. Soyez sur vos gardes, faites attention à vous. N’oubliez pas.
Il avait l’air mal à l’aise, comme si sa propre conviction lui donnait mal au cœur. Mathilde sourit et le laissa.
En sortant peu après, Adamsberg prit Danglard par l’épaule et lui dit à voix basse :
— Dès demain matin, tâchez de savoir s’il y a eu un nouveau cercle pendant la nuit. Et étudiez-le bien à fond, je vous fais confiance. Je lui ai dit à cette femme, qu’elle prenne garde : la chose grossira, Danglard. Depuis un mois, les cercles deviennent plus nombreux. Ça s’accélère. Il y a là-dedans quelque chose d’immonde, vous ne le sentez pas ?
Danglard réfléchit. Il répondit en hésitant :
— Juste malsain peut-être… Mais ce n’est peut-être qu’une vaste farce…
— Non Danglard, non. C’est la cruauté qui suinte dans ces cercles.
Charles Reyer sortait lui aussi de son bureau. Il en avait assez de travailler pour les aveugles, de vérifier l’impression et la perforation de tous ces sales bouquins en braille, de ces milliards de trous minuscules qui parlaient à la peau de ses doigts. Il en avait surtout assez d’essayer de faire désespérément l’original sous prétexte qu’il avait perdu la vue et qu’il voulait devenir exceptionnel pour faire oublier ça. Tiens, comme avec cette femme chaleureuse de l’autre fois, celle qui l’avait accosté au Café Saint-Jacques. Elle était intelligente, cette femme, un peu désaxée sans doute, encore qu’il en doutât, mais aimante, vivante, c’était évident. Et lui, qu’est-ce qu’il avait fait ? Lui, il avait essayé de faire l’original, comme d’habitude. De faire des phrases pas ordinaires, de dire des choses pas courantes, dans le seul but qu’on pense, tiens, ce type-là, d’accord il est aveugle, mais il n’est pas ordinaire.
Et elle avait marché, la femme. Elle avait essayé de jouer le jeu, de répondre aussi vite que possible à ses alternances de confidences feintes et de mufleries. Mais elle, elle avait été sincère, elle avait raconté l’histoire du requin comme ça, expansive, sensible, serviable, voulant regarder ses yeux pour lui dire comment c’était. Mais lui, uniquement préoccupé de l’effet sensationnel qu’il voulait produire, il brisait tous les élans du cœur en se faisant passer pour un penseur clairvoyant et cynique. Non, vraiment, Charles, pensa-t-il, tu es mal parti. Avec toutes ces fumisteries, tu n’es même plus capable de juger si tu as quelque chose de juste dans la tête.
Et qu’est-ce que c’est que cette façon de marcher à côté des gens dans la rue pour leur faire peur, pour exercer sur eux ce pauvre pouvoir, ou de s’approcher d’eux aux feux rouges avec ta canne blanche et de leur demander « Voulez-vous que je vous aide à traverser ? », pour les gêner, bien entendu, et puis pour profiter de ton statut d’intouchable. Les pauvres gens, ils n’osent rien dire, ils restent là, sur le bord du trottoir, ils sont malheureux comme des pierres. Te venger, voilà ce que tu fais, Charles. Tu n’es qu’un petit salaud de grande taille. Et cette femme, la Reine Mathilde, elle est là, authentique, et même, elle me dit que je suis beau. Et moi, alors que ça me rend un peu heureux, je ne suis même pas capable de le lui montrer, de la remercier pour ce mot-là.
En tâtonnant, Charles s’arrêta au bord d’un trottoir. Quelqu’un à côté de lui pouvait voir les tapons de tissu qu’on met dans les caniveaux pour orienter l’eau, sans se douter combien c’est sublime. Saloperie de lionne. Il eut envie de déplier sa canne blanche et de demander : « Voulez-vous que je vous aide à traverser ? », avec un sale sourire. Il appela à lui le souvenir de la voix de Mathilde lui disant sans méchanceté : « Vous êtes pénible comme homme. » Et il tourna le dos.
Danglard avait essayé de résister. Mais le lendemain matin, il se jeta sur les journaux, négligeant les titres politiques, économiques, sociaux et tout le fatras qui l’intéressait d’habitude.
Rien. Rien sur l’homme aux cercles. L’affaire n’avait aucune raison de mobiliser l’attention quotidienne d’un journaliste.