J’ai jeté un coup d’œil autour de moi. Personne n’avait bougé. Pourtant, curieusement, j’avais l’impression d’avoir reçu une douche glacée. J’ai pris mon portable et j’ai appelé Rick. Je ne savais plus s’il était déjà rentré aux États-Unis ou non. En fait, il était assis à environ un kilomètre de moi, dans le salon de British Airways, et il attendait de prendre son vol pour New York. Je lui ai demandé :
— Tu as vu les infos ?
Contrairement à moi, Rick était accro aux informations.
— L’histoire avec Lang ? Oui, bien sûr.
— D’après toi, c’est fondé ou pas ?
— Comment veux-tu que je le sache ? Et qu’est-ce qu’on en a à cirer ? Au moins, ça maintient son nom à la une des journaux.
— Tu crois que je devrais lui poser la question ?
— On n’en a rien à foutre !
Dans l’écouteur, j’ai entendu en bruit de fond un haut-parleur beugler.
— On annonce mon vol. Il faut que j’y aille.
— Rien qu’une seconde, ai-je glissé rapidement, je voudrais juste avoir ton avis. Quand j’ai été agressé, vendredi… en y réfléchissant, ça n’avait aucun sens, le fait qu’ils aient filé sans même me prendre mon portefeuille, juste avec le manuscrit. Seulement, en regardant les infos… eh bien, je me demandais… tu ne crois pas qu’ils ont pensé que je transportais les mémoires de Lang ?
— Comment auraient-ils pu le savoir ? a répliqué Rick d’une voix perplexe. Tu venais juste de rencontrer Maddox et Kroll. J’étais encore en train de négocier avec eux.
— Je ne sais pas, il y avait peut-être quelqu’un qui surveillait la boîte d’édition et qui m’a suivi ensuite. C’était un sac en plastique jaune vif, Rick, c’était comme si je portais une balise.
C’est alors qu’une autre pensée m’est venue, tellement inquiétante que je ne savais pas par où commencer.
— Pendant que je t’ai, qu’est-ce que tu penses de Sidney Kroll ?
— Le jeune Sid ? a fait Rick avec un petit rire admiratif. Ça, c’est un vrai requin ! Il ne va pas tarder à mettre les escrocs honnêtes dans mon genre au chômage. Il bosse au forfait plutôt qu’à la commission, et tu ne trouveras pas un ex-président ou membre du cabinet qui ne veuille être dans son écurie. Pourquoi ?
— Il n’est pas envisageable, n’est-ce pas, ai-je avancé sur un ton hésitant, exprimant ma pensée plus ou moins à mesure qu’elle me venait, qu’il m’ait donné ce manuscrit parce qu’il s’est dit — au cas où on serait surveillés — que j’aurais l’air de partir avec le manuscrit d’Adam Lang ?
— Mais pourquoi voudrait-il faire une chose pareille ?
— Je ne sais pas. Pour se marrer ? Pour voir ce qui allait arriver ?
— Pour voir si tu allais te faire agresser ?
— D’accord, c’est bon, ça a l’air dingue, mais réfléchis une minute. Pourquoi ce manuscrit rend-il tout le monde paranoïaque dans cette boîte d’édition ? Quigley lui-même n’a pas été autorisé à le lire. Pourquoi ne veulent-ils pas le laisser sortir d’Amérique ? Peut-être que c’est parce qu’ils pensent qu’il y a quelqu’un ici qui est prêt à tout pour l’avoir.
— Et alors ?
— Alors, peut-être qu’il s’est servi de moi comme appât — comme d’une chèvre attachée à un piquet — pour tester ceux d’en face… pour voir jusqu’où ils sont prêts à aller.
Au moment où je prononçais ces mots, je savais que ça paraissait absurde.
— Mais le bouquin de Lang n’est qu’un tas de merde chiant au possible ! a protesté Rick. Les seuls qu’ils veulent absolument tenir éloignés pour l’instant, ce sont leurs actionnaires ! C’est pour ça qu’ils le gardent sous scellés.
Je commençais à me sentir un peu bête. Je serais même volontiers passé à autre chose, mais Rick trouvait ça trop drôle.
— « Une chèvre attachée à un piquet » ! (Il riait si fort que j’aurais pu l’entendre, téléphone coupé, depuis l’autre terminal.) Je récapitule : d’après ta théorie, quelqu’un devait savoir que Kroll était à Londres, savoir où il se trouvait vendredi matin, savoir ce qu’il était venu faire…
— C’est bon, j’ai dit, laisse tomber.
— … savoir qu’il devait remettre le manuscrit de Lang à un nouveau nègre, savoir qui tu étais quand tu es sorti de la réunion et savoir où tu habitais. Parce que tu as dit qu’ils t’attendaient, non ? Ouah. Ça a dû être une sacrée opération à monter. Trop grosse pour un journal. Il doit s’agir d’un coup organisé par le gouvernement…
— Oublie ça, ai-je enfin réussi à lui glisser. Tu ferais mieux de monter dans ton avion.
— Oui, tu as raison. Enfin, bon voyage. Essaie de dormir dans l’avion. Tu as l’air un peu bizarre. On se reparle la semaine prochaine. Et ne t’en fais pas pour tout ça.
Il a raccroché.
Je suis resté un moment avec mon téléphone silencieux à la main. C’est vrai : je devais paraître bizarre. Je suis allé dans les toilettes. L’ecchymose, là où j’avais été frappé vendredi soir, avait viré au violacé et au noir, le tout, cerné de jaune, évoquant l’explosion d’une supernova dans un manuel d’astronomie.
On a peu après annoncé l’embarquement sur le vol de Boston et, une fois en l’air, je me suis calmé. J’aime ce moment où le paysage morne et gris disparaît peu à peu et où l’avion fonce à travers les nuages pour émerger en plein soleil. Qui peut rester déprimé à dix mille pieds d’altitude, quand le soleil brille et que vos malheureux congénères sont encore cloués au sol ? J’ai pris un verre. J’ai regardé un film. J’ai sommeillé un peu. Mais je dois avouer que j’ai passé toute la classe affaires au crible et que j’ai fait main basse sur tous les journaux du dimanche que j’ai pu trouver. Pour une fois, j’ai délaissé les pages sportives et lu tout ce qui avait été écrit sur Adam Lang et ces quatre terroristes présumés.
— Je ne sais pas. Pour se marrer ? Pour voir ce qui allait arriver ?
— Pour voir si tu allais te faire agresser ?
— D’accord, c’est bon, ça a l’air dingue, mais réfléchis une minute. Pourquoi ce manuscrit rend-il tout le monde paranoïaque dans cette boîte d’édition ? Quigley lui-même n’a pas été autorisé à le lire. Pourquoi ne veulent-ils pas le laisser sortir d’Amérique ? Peut-être que c’est parce qu’ils pensent qu’il y a quelqu’un ici qui est prêt à tout pour l’avoir.
— Et alors ?
— Alors, peut-être qu’il s’est servi de moi comme appât — comme d’une chèvre attachée à un piquet — pour tester ceux d’en face… pour voir jusqu’où ils sont prêts à aller.
Au moment où je prononçais ces mots, je savais que ça paraissait absurde.
— Mais le bouquin de Lang n’est qu’un tas de merde chiant au possible ! a protesté Rick. Les seuls qu’ils veulent absolument tenir éloignés pour l’instant, ce sont leurs actionnaires ! C’est pour ça qu’ils le gardent sous scellés.
Je commençais à me sentir un peu bête. Je serais même volontiers passé à autre chose, mais Rick trouvait ça trop drôle.
— « Une chèvre attachée à un piquet » ! (Il riait si fort que j’aurais pu l’entendre, téléphone coupé, depuis l’autre terminal.) Je récapitule : d’après ta théorie, quelqu’un devait savoir que Kroll était à Londres, savoir où il se trouvait vendredi matin, savoir ce qu’il était venu faire…