Il est stupéfiant de constater à quel point le froid et l’obscurité conspirent à tout altérer. Je veux bien croire que le ferry de Martha’s Vineyard soit des plus agréables par un soir d’été. Il y a une grande cheminée rayée sortie tout droit d’un livre d’images, et, sur toute la longueur du pont, des rangées de sièges en plastique bleu tournés vers la mer, occupés certainement par des familles entières en short et tee-shirt, les adolescents traînant leur ennui avec eux tandis que les pères bondissent d’excitation. Mais, en ce soir de janvier, le pont était désert, et le vent du nord qui soufflait de Cape Cod transperçait ma veste et ma chemise pour me donner la chair de poule. Les lumières de Woods Hole se sont évanouies. À l’entrée du détroit, nous avons dépassé une balise qui s’agitait frénétiquement en tous sens, comme si elle essayait de se libérer de l’étreinte d’un monstre sous-marin. Sa cloche sonnait tel un glas au rythme des vagues, et les embruns infects semblaient cracher de la bave de sorcière.
J’ai fourré les mains dans mes poches, rentré le cou dans les épaules et traversé le pont vers tribord. La rambarde m’arrivait à la taille et j’ai compris alors qu’il avait été très facile à McAra de passer par-dessus bord. Il a d’ailleurs fallu que je m’accroche pour ne pas glisser. Rick avait raison. La frontière entre l’accident et le suicide n’est pas toujours très simple à déterminer.
On peut se tuer sans l’avoir vraiment décidé. Le simple fait de se pencher un peu trop pour voir ce que ça fait pouvait vous faire basculer. On heurtait alors la houle noire et glacée avec une force qui vous plongeait trois mètres sous l’eau, et, le temps de remonter à la surface, le bateau s’était déjà éloigné. J’espérais que McAra avait absorbé assez d’alcool pour atténuer l’horreur qu’il avait dû éprouver, mais je doutais qu’il y eût un seul ivrogne au monde qu’une immersion complète dans une mer à moins de un degré au-dessus de zéro ne fasse pas instantanément dessoûler.
Et personne n’avait dû l’entendre tomber ! C’était ça aussi. Il faisait bien moins mauvais que trois semaines plus tôt, et pourtant, en regardant autour de moi, je ne voyais pas âme qui vive sur ce pont. Je commençais à trembler sérieusement ; mes dents s’entrechoquaient comme un de ces jouets mécaniques à ressort.
Je suis descendu prendre un verre au bar.
Nous avons contourné le phare de West Chop et sommes arrivés au terminal de Vineyard Haven juste avant dix-neuf heures, l’abordant dans un grand bruit de chaînes et avec un choc sourd qui a failli m’envoyer dinguer en bas de l’escalier. Heureusement que je ne m’étais pas attendu à un comité d’accueil, parce qu’il n’y en avait pas, juste un vieux chauffeur de taxi du cru qui tenait une feuille de cahier arrachée sur laquelle on avait écorché mon nom. Pendant qu’il mettait ma valise à l’arrière, le vent a soulevé un grand plastique transparent et l’a envoyé battre et se tordre sur les couches de glace du parking. Le ciel était couvert d’étoiles blanches.
J’avais acheté un guide de l’île, aussi avais-je une vague idée de ce qui m’attendait. En été, la population atteint cent mille personnes, mais dès que les estivants ferment leurs maisons de vacances pour aller passer l’hiver à l’ouest, elle tombe à quinze mille. Ceux qui restent sont des insulaires purs et durs : des gens qui appellent le continent « l’Amérique ». Il y a deux routes, quelques rares feux de signalisation et des dizaines de longs chemins de sable conduisant à des endroits portant des noms comme Squibnocket Pound ou Neck Cove. Mon chauffeur n’a pas prononcé un mot de tout le trajet et s’est contenté de m’examiner dans le rétroviseur. Lorsque mon regard a croisé ses yeux chassieux pour la vingtième fois, je me suis demandé s’il avait une raison de m’en vouloir d’être venu me chercher. Peut-être l’avais-je empêché de faire quelque chose ? C’était difficile à imaginer. Les rues qui entouraient le terminal du ferry étaient dans l’ensemble désertes et, une fois que nous sommes sortis de Vineyard Haven pour prendre la grand-route, il n’est plus rien resté d’autre à voir que les ténèbres.
Il y avait maintenant dix-sept heures que j’étais parti de chez moi. Je ne savais pas où j’étais ni quel paysage je traversais ni même où j’allais. Toutes mes tentatives de conversation s’étaient soldées par un échec. Je ne distinguais que mon reflet dans la froide obscurité de la vitre. J’avais l’impression d’être arrivé aux confins de la terre, tel l’un de ces explorateurs anglais du dix-septième siècle prêts à rencontrer les autochtones Wampanoags pour la première fois. J’ai laissé échapper un gros bâillement avant de plaquer précipitamment le dos de ma main contre ma bouche.
— Pardon, me suis-je empressé d’expliquer aux yeux désincarnés dans le rétroviseur. Là d’où je viens, il est plus de minuit.
Il a secoué la tête. Je n’ai pas pu déterminer tout de suite s’il compatissait ou bien s’il me désapprouvait ; puis j’ai saisi ce qu’il essayait de me faire comprendre : il ne servait à rien de lui parler car il était sourd. Je me suis remis à contempler la vitre.
Au bout d’un moment, nous sommes arrivés à un carrefour et avons tourné à gauche dans ce que j’ai supposé être Edgartown, un ensemble de maisons en bois entourées de clôtures blanches avec petit jardin et véranda, éclairées par de beaux lampadaires victoriens. Neuf fenêtres sur dix étaient plongées dans le noir, mais, par celle qui brillait d’une lumière jaune, je pouvais distinguer de vieilles peintures à l’huile de navires à voiles et d’ancêtres portant favoris. Au pied de la colline, derrière l’église Old Whaling, une grande lune embrumée projetait une lueur argentée sur les toits de bardeaux et découpait la silhouette des mâts dans le port. Des volutes de fumée s’élevaient de deux ou trois cheminées. J’avais l’impression d’évoluer dans un décor de cinéma pour Moby Dick. Les phares ont éclairé une pancarte indiquant le ferry de Chappaquiddick, et nous nous sommes arrêtés peu après devant le Lighthouse View Hôtel.
J’imagine qu’il y a en été des seaux, des pelles et des filets à crevettes entassés sur la véranda, des espadrilles laissées près de la porte et des traînées du sable blanc rapporté de la plage… ce genre de choses. Mais à la morte-saison, le grand hôtel de bois vénérable craquait et claquait à tous les vents tel un navire à voiles échoué sur un récif. Je suppose que la direction attendait le printemps pour décaper les peintures et gratter la croûte de sel accumulée sur les vitres. Le ressac se faisait entendre tout près, dans l’obscurité. Je suis resté sur les planches, ma valise à la main, à regarder avec un sentiment proche de la nostalgie les feux arrière du taxi disparaître au coin de la rue.
Dans le hall de l’hôtel, une fille coiffée comme une servante victorienne d’une charlotte blanche en dentelle m’a remis un message du bureau de Lang. On viendrait me prendre à dix heures le lendemain matin, et je devais apporter mon passeport pour franchir la sécurité. J’avais l’impression d’être en pleine chasse au trésor : à peine arrivais-je dans un endroit qu’on me remettait de nouvelles instructions pour continuer jusqu’au suivant. L’hôtel était vide et le restaurant plongé dans le noir. On m’a dit que je pouvais choisir ma chambre, alors j’ai jeté mon dévolu sur une chambre au deuxième étage, avec un bureau sur lequel je pourrais travailler et des photographies du vieil Edgartown au mur : la maison de John Coffin, vers 1890 ; le baleinier Splendid au quai Osborn, vers 1870. Après le départ de la réceptionniste, j’ai posé mon ordinateur portable, ma liste de questions et les articles que j’avais arrachés aux journaux du dimanche sur le bureau et je me suis allongé sur le lit.