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Nous nous sommes séparés sur le perron du club. Rick avait une voiture qui l’attendait, moteur allumé. Il ne m’a pas proposé de me déposer quelque part, et j’en ai déduit qu’il allait voir un autre client, à qui il débiterait exactement le même boniment qu’il venait de me servir. Quel est le nom collectif qu’on emploie pour tout un groupe de ces écrivains de l’ombre : un théâtre ? Un royaume ? Une armée ? Quoi qu’il en soit, Rick en avait une pleine écurie. Si vous jetez un coup d’œil sur la liste des best-sellers, vous serez étonné de savoir combien de ces titres sont l’œuvre de nègres, aussi bien parmi les romans que parmi les documents. Nous sommes les ouvriers fantômes qui font marcher l’édition, pareils aux employés invisibles qui animent le monde de Walt Disney. Nous empruntons les couloirs souterrains de la célébrité, surgissant ici ou là sous l’apparence de tel ou tel personnage, préservant l’illusion parfaite du royaume de la magie.

— À demain, a-t-il dit avant de disparaître de façon spectaculaire dans un nuage de fumée d’échappement : Méphistophélès à quinze pour cent de commission.

Je suis resté planté là un moment, indécis, et si je m’étais trouvé dans une autre partie de Londres, les choses auraient pu tourner différemment. Mais j’étais dans cette zone étroite où Soho se heurte à Covent Garden : une bande jonchée de détritus et peuplée de théâtres déserts, de ruelles sombres, de néons rouges, de snack-bars et de librairies — tant de librairies qu’on en est écœuré rien qu’à les regarder, des minuscules échoppes de bouquinistes hors de prix de Cecil Court aux monstres spécialisés dans le prix cassé de Charring Cross Road. Je passe souvent dans un de ces supermarchés du livre pour vérifier si mes derniers titres font bonne figure, et c’est ce que j’ai fait cet après-midi-là. J’ai franchi sans m’en apercevoir le court espace de moquette rouge râpée qui sépare la section Célébrités du département Biographies et Mémoires de la section Politique.

J’ai été surpris de voir qu’il y avait autant de choses sur l’ancien Premier ministre — toute une étagère d’ouvrages allant de l’hagiographie du début, Adam Lang, homme d’État de notre temps, à un récent démolissage en règle intitulé : Quand Adam Lang de bois : les mensonges complets d’Adam Lang, les deux du même auteur. J’ai pris la biographie la plus épaisse et l’ai ouverte au cahier de photographies : Lang tout petit en train de nourrir un agneau au biberon près d’un mur de pierres sèches, Lang en lady Macbeth dans une pièce scolaire, Lang déguisé en poulet dans un spectacle du Cambridge University Footlights, Lang en banquier d’affaires visiblement défoncé dans les années soixante-dix, Lang avec sa femme et ses enfants en bas âge sur le seuil d’une maison neuve, Lang arborant une rosette et saluant du haut d’un bus à étage découvert, le jour de son élection au Parlement, Lang avec ses collègues, Lang avec les dirigeants du monde, avec des pop stars, avec des soldats au Moyen-Orient. Un client chauve en pardessus de cuir élimé, qui examinait le même rayon que moi, a regardé la couverture. Puis il s’est pincé le nez d’une main et a fait mine de tirer une chasse d’eau de l’autre.

Je suis passé de l’autre côté du rayonnage et ai cherché McAra, Michael, dans l’index. Je n’y ai trouvé que cinq ou six références assez vagues — autrement dit, aucune raison d’avoir entendu parler de lui à l’extérieur du parti ou du gouvernement, alors tu peux aller te faire voir, Rick, ai-je pensé. Je suis revenu à la photographie du Premier ministre assis, souriant, à la table du Conseil, le personnel de Downing Street rangé derrière lui. D’après la légende, McAra était la silhouette baraquée au dernier rang. Il était légèrement flou — tache pâle, à l’air grave et aux cheveux bruns. Je l’ai examiné plus attentivement. Il avait exactement l’air de ces inadaptés au physique ingrat qui sont poussés depuis la naissance vers la politique et font que les gens comme moi en restent à la page sportive. On trouve un McAra dans tous les pays, tous les systèmes, derrière n’importe quel chef ayant une machine politique à faire tourner : un mécanicien graisseux dans la salle des chaudières du pouvoir. Et c’était à cet homme que l’on avait confié la rédaction de mémoires à dix millions de dollars ? Je me suis senti personnellement insulté. J’ai acheté une petite pile de documentation et quitté la librairie avec la conviction de plus en plus ferme que Rick avait raison : peut-être étais-je vraiment l’homme de la situation.

Il paraissait évident, à l’instant où je suis sorti, qu’une nouvelle bombe venait d’exploser. À Tottenham Court Road, les gens surgissaient du sol par les quatre bouches de la station de métro comme une pluie d’orage d’un égout engorgé. Un haut-parleur annonçait un « incident à Oxford Circus ». On aurait dit une comédie romantique survoltée : Brève rencontre mâtinée de guerre contre le terrorisme. J’ai continué à marcher sans trop savoir comment j’allais rentrer chez moi — les taxis, comme les faux amis, ont tendance à toujours disparaître au premier signe de problème. Dans la vitrine d’un de ces grands magasins d’électroménager, la foule suivait le même bulletin d’information relayé simultanément par une dizaine d’écrans : des images aériennes d’Oxford Circus, de la fumée noire sortant de la station de métro, des langues de flammes orange. Une bande de téléscripteur électronique défilait au bas de l’image pour annoncer un probable attentat suicide, de nombreux morts et blessés, et pour donner un numéro d’urgence à appeler. Un hélicoptère s’est incliné et a viré au-dessus des toits. Je respirais l’odeur de fumée — un mélange âcre et irritant pour les yeux de gasoil et de plastique en feu.

Il m’a fallu deux bonnes heures pour rentrer à pied en me traînant cette saleté de sac bourré de livres, plein nord jusqu’à Marylebone Road puis à l’ouest vers Paddington. Comme d’habitude, ils avaient fermé tout le réseau métropolitain afin de s’assurer qu’il n’y avait pas d’autre bombe ; et ils avaient fait pareil avec la plupart des gares de chemin de fer. De part et d’autre de la grande artère, la circulation était bloquée et le resterait vraisemblablement jusqu’au soir. (Je me dis que si seulement Hitler avait su, il n’aurait pas eu besoin de toute une armée de l’air pour paralyser Londres : un simple adolescent bien endoctriné muni d’une bouteille d’eau de Javel et d’un paquet de désherbant aurait suffi.) De temps en temps, une voiture de police ou une ambulance grimpait sur le trottoir et le remontait dans un vrombissement pour essayer de prendre une rue latérale.

J’ai continué de marcher vers le soleil couchant.

Il devait être dix-huit heures quand je suis arrivé chez moi. J’occupais les deux derniers niveaux d’une haute maison ornée de stuc dans ce secteur que les gens du quartier appellent Notting Hill et que la poste s’entête à appeler North Kensington. Des seringues usagées brillaient dans le caniveau ; à la boucherie halal d’en face, on tuait les animaux sur place. Ce n’était pas très gai. Mais, de la partie en grenier qui me servait de bureau, j’avais une vue sur tout l’ouest de Londres qui valait bien celle d’un gratte-ciel : des toits, des voies de chemin de fer, l’autoroute et le ciel — un paysage de grande plaine urbaine avec, en pointillé, les feux des avions qui descendaient vers Heathrow. C’est ce panorama qui m’avait convaincu de prendre l’appartement, et non le discours de l’agent immobilier sur la revalorisation certaine du quartier — heureusement, vu que la riche bourgeoisie n’est pas plus revenue dans le coin qu’elle n’est retournée dans le centre de Bagdad.

Kate était déjà là et regardait les infos. Kate : j’avais oublié qu’elle venait passer la soirée ici. C’était ma… ? je ne savais jamais comment l’appeler. Dire que c’était ma petite amie était absurde : on n’a plus de petite amie quand on est du mauvais côté de la trentaine. « Compagne » ne convenait pas non plus puisque nous n’habitions pas sous le même toit « Amante » ?