DEUX
« Un nègre qui est profane dans le sujet traité n’aura de cesse de poser les mêmes questions que le lecteur profane, et saura donc étendre le lectorat potentiel du livre à un public beaucoup plus large. »
Le groupe d’édition Rhinehart Publishing UK consistait en cinq sociétés plus anciennes rachetées au cours d’un accès particulièrement sévère de kleptomanie d’entreprises dans les années quatre-vingt-dix. Arrachées à leurs mansardes très dickensiennes de Bloomsbury, développées, réduites, réorientées, rebaptisées, modernisées et fondues, elles avaient finalement été parachutées à Hounslow, dans un immeuble de bureaux en acier et verre fumé dont tous les conduits étaient apparents à l’extérieur. L’immeuble en question était planté au milieu de cités au crépi granité, tel un vaisseau spatial abandonné lors d’une vaine mission visant à trouver une vie intelligente.
Je suis arrivé, avec une ponctualité toute professionnelle, à midi moins cinq, et j’ai trouvé la grande porte fermée. J’ai dû sonner pour entrer. Une affichette placardée dans le hall annonçait que l’alerte terroriste était passée au niveau ORANGE. Par le panneau vitré, je pouvais voir les agents de sécurité m’examiner sur un écran de surveillance dans leur aquarium miteux. Une fois à l’intérieur du bâtiment, j’ai été contraint de retourner mes poches et de passer par un détecteur de métaux.
Quigley m’attendait près des ascenseurs.
— De quelles bombes avez-vous peur ? ai-je demandé. Celles de Random House ?
— On publie les mémoires de Lang, a répondu Quigley d’une voix crispée. Apparemment, cela suffit à faire de nous une cible. Rick est déjà là-haut.
— Vous en avez vu combien ?
— Cinq. Vous êtes le dernier.
Je connaissais assez Roy Quigley pour savoir que je n’avais pas son soutien. Il devait avoir dans les cinquante ans, grand et plutôt genre gentleman-farmer. À une époque plus festive, il aurait fumé la pipe et proposé des à-valoir ridicules à des universitaires de petite envergure lors de déjeuners copieux à Soho. Aujourd’hui, son déjeuner se réduisait à une salade en barquette de plastique avalée dans son bureau avec vue sur l’autoroute M4, et il recevait ses ordres de la directrice des ventes et du marketing, une gamine qui devait avoir dans les seize ans. Il avait trois enfants inscrits dans des écoles privées largement au-dessus de ses moyens. Afin d’assurer sa survie, il avait bien été obligé de commencer à s’intéresser à la culture populaire, de s’occuper de la vie de divers footballeurs, de super-top models et autres comédiens dont il prononçait soigneusement les noms et étudiait les us et coutumes dans les tabloïds avec un savant détachement, comme s’il s’agissait d’une lointaine peuplade micronésienne. Je lui avais proposé une idée, l’année précédente, les mémoires d’un magicien qui avait — bien entendu — subi des abus sexuels dans son enfance, mais qui utilisait ses talents d’illusionniste pour se créer une vie nouvelle, etc. Il avait refusé le projet. Le bouquin était monté en tête des listes des meilleures ventes : Passez muscade, rien dans les mains, tout dans les pages. Il m’en voulait encore.
— Je dois vous avouer, m’a-t-il dit alors que l’ascenseur nous propulsait au dernier étage, que je ne crois pas que vous soyez l’homme de la situation.
— Alors, heureusement que ce n’est pas vous qui décidez, Roy.
Oh oui, je connaissais assez bien le poids réel de Quigley. Il était en fait directeur du groupe pour le Royaume-Uni, ce qui signifiait qu’il avait à peu près autant de pouvoir qu’un chat crevé. L’homme qui menait véritablement la danse nous attendait dans la salle de conférences et c’était John Maddox, PDG de Rhinehart Inc., grand New-Yorkais aux épaules de taureau et atteint d’alopécie. Son crâne chauve brillait sous l’éclairage au néon comme un gros œuf vernissé. Tout jeune, il avait développé un physique de lutteur dans le but (d’après le Publisher’s Weekly) de pouvoir balancer par la fenêtre quiconque contemplait son crâne un peu trop fixement. J’ai fait bien attention de ne jamais laisser mon regard se poser plus haut que son poitrail de superhéros. À côté de lui, il y avait l’avocat de Lang venu de Washington, Sidney Kroll, quarantenaire à lunettes, au visage pâle et fin, cheveux noir corbeau tombants, et doté de la poignée de main la plus molle qu’il m’ait été donné de recevoir depuis le jour où Dippy le dauphin avait sauté de son bassin, lorsque j’avais douze ans.
— Et Rick Riccardelli, que vous devez connaître, a conclu Quigley, qui a terminé les présentations avec un imperceptible frisson.
Mon agent, qui portait une chemise grise luisante et une fine cravate en cuir rouge, m’a fait un clin d’œil. J’ai lancé :
— Salut, Rick.
Je me sentais nerveux en m’asseyant près de lui. La pièce était tapissée, façon Gatsby, de livres à couverture cartonnée impeccables qui n’avaient jamais été ouverts. Maddox tournait le dos à la fenêtre. Il a posé ses grandes mains glabres sur le plateau de verre de la table, comme pour prouver qu’il n’avait pas l’intention de dégainer tout de suite, et il a dit :
— D’après ce que m’a dit Rick, vous êtes au courant de la situation et vous savez ce que nous recherchons. Alors peut-être allez-vous pouvoir nous exposer ce que vous pensez être capable d’apporter à ce projet.
— Mon ignorance, ai-je répondu sur un ton enjoué, ce qui a eu au moins le mérite de créer la surprise.
Puis, avant qu’on ne puisse m’interrompre, j’ai débité le petit monologue que j’avais répété dans le taxi.
— Vous connaissez mon parcours. Inutile pour moi de prétendre être ce que je ne suis pas. Je vais être tout à fait franc avec vous. Je ne lis pas les biographies politiques. Et alors ? ai-je fait avec un haussement d’épaules. Personne ne les lit. Ce qui, d’ailleurs, n’est pas mon problème, ai-je ajouté en me tournant vers Maddox. Ça c’est votre problème.
— Oh, pitié, a commenté Quigley à voix basse.
— Et pour me montrer d’une franchise encore plus suicidaire, ai-je continué, la rumeur veut que vous ayez payé dix millions de dollars pour ce livre. Au point où nous en sommes, combien pensez-vous récupérer au bout du compte ? Deux millions ? Trois ? Ce n’est pas une bonne nouvelle pour vous, et c’est même particulièrement mauvais pour votre client, ai-je précisé en me tournant vers Kroll. Parce que, pour lui, ce n’est même pas une question d’argent. C’est une question de réputation. Adam Lang aura avec ce livre la chance de pouvoir s’adresser directement à l’Histoire, de faire entendre sa version des faits. La dernière chose dont il a besoin, c’est de sortir un livre que personne ne lira. De quoi cela aurait-il l’air, si l’histoire de sa vie restait sur les tables des invendus ? Mais cela ne doit pas obligatoirement finir comme ça.
Je sais rétrospectivement que je devais avoir l’air d’un vrai vendeur de foire. Mais ce n’était rien d’autre que du boniment et, à l’instar des déclarations d’amour éternel à minuit dans la chambre d’une inconnue, il y aurait prescription le lendemain matin. Kroll souriait pensivement en griffonnant sur son calepin jaune. Maddox me dévisageait avec insistance. J’ai repris ma respiration avant de poursuivre :
— Force est de constater qu’un grand nom ne suffit pas à faire vendre un livre. Nous sommes tous payés pour le savoir. Ce qui fait vendre un livre — ou un film, ou une chanson —, c’est le cœur.
À ce moment de mon speech, je crois même que je suis allé jusqu’à me frapper la poitrine.