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— Et c’est bien pour ça que les biographies politiques sont le trou noir de l’édition. Le nom en haut de l’affiche peut être aussi gros qu’on veut, tout le monde sait qu’une fois dans la salle, ce sera encore et toujours le même spectacle fatigué, et qui veut payer vingt-cinq dollars pour ça ? Il faut mettre un peu de cœur là-dedans, et ça, c’est ma spécialité. Et où trouver plus de cœur que dans l’histoire d’un type qui est parti de rien et a fini par diriger un pays ?

« Vous voyez, ai-je continué, c’est toute l’ironie de la chose : les mémoires d’un chef politique doivent être plus intéressants que la plupart des autobiographies, pas moins. Je vois donc mon ignorance en matière de politique comme un atout. En fait, je dois même dire que je cultive mon ignorance. Et puis Adam Lang n’a pas besoin de mes lumières sur les questions politiques de son livre — c’est déjà un génie de la politique. Ce qu’il lui faut, à mon humble avis, c’est la même chose que ce qu’il faut à une star de cinéma, à un champion de base-ball ou à un chanteur de rock, à savoir un collaborateur expérimenté qui saura lui poser les bonnes questions pour mettre son cœur à nu.

Il y a eu un silence. Je tremblais. Rick m’a tapoté le genou sous la table pour me rassurer.

— Bien joué.

— Quel ramassis de conneries, a commenté Quigley.

— Vous trouvez ? a fait Maddox, qui ne m’avait pas quitté des yeux.

Il a dit cela sur un ton neutre, mais, si j’avais été Quigley, je me serais méfié.

— Oh, John, évidemment, a répliqué Quigley avec le mépris dédaigneux de quatre générations d’études en école privée derrière lui. Adam Lang est un personnage de l’histoire mondiale, et son autobiographie va être un événement pour l’édition mondiale. C’est même un événement historique. Et on ne doit pas l’aborder comme un… — il a fouillé dans son cerveau bien rempli pour y trouver une analogie convaincante mais a terminé assez platement —… un article pour la presse people.

Le silence s’est de nouveau installé. Derrière les vitres teintées, l’autoroute était complètement embouteillée. La pluie ridait la lueur des phares des automobiles à l’arrêt. Londres n’était pas encore revenu à la normale depuis l’explosion.

— Il me semble, dit Maddox de cette même voix lente et tranquille, ses mains roses de mannequin toujours posées sur la table, que j’ai des entrepôts remplis d’« événements pour l’édition mondiale » dont je n’arrive pas à me débarrasser. Qu’en pensez-vous, Sid ?

Pendant quelques secondes, Kroll a continué de sourire pensivement en griffonnant sur son calepin. Je me suis demandé ce qu’il trouvait de si drôle.

— Adam a une position très simple sur la question, a-t-il dit enfin. (Adam : il avait lâché le prénom dans la conversation aussi négligemment qu’on jette une pièce dans la casquette d’un mendiant.) Il prend ce livre très au sérieux — c’est son testament, si vous voulez. Il veut s’acquitter de ses obligations contractuelles. Et il veut que ce soit un succès commercial. Il est donc tout à fait prêt à suivre vos conseils, John, et ceux de Marty aussi, dans les limites du raisonnable. Évidemment, il est encore très perturbé par ce qui est arrivé à Mike, qui était irremplaçable.

— Évidemment.

Nous avons tous émis les commentaires de circonstance.

— Irremplaçable, a-t-il répété. Et pourtant… il doit être remplacé.

Il a levé les yeux, content de son bon mot, et j’ai compris à cet instant qu’il n’y avait pas une seule horreur au monde — pas une guerre ni un génocide ni un cancer infantile ni une famine — dont Sidney Kroll ne parvenait pas à voir le côté amusant.

— Adam appréciera certainement l’avantage qu’il y a à essayer quelqu’un de radicalement différent. Au bout du compte, tout se résume de toute façon à un lien personnel.

Ses lunettes ont étincelé sous les néons tandis qu’il me scrutait.

— Vous pratiquez la musculation, peut-être ?

J’ai fait non de la tête.

— Dommage. Adam aime s’entraîner.

Quigley, encore ébranlé par la rebuffade de Maddox, a tenté un retour :

— Il se trouve que je connais un très bon écrivain du Guardian qui fréquente les salles de gym.

— Peut-être, est intervenu Rick après une pause embarrassée, pourrions-nous voir comment vous prévoyez les choses d’un point de vue pratique.

— D’abord, il faut que tout soit bouclé dans un mois, a répondu Maddox. C’est l’avis de Marty et c’est le mien aussi.

— Un mois ? ai-je répété. Vous voulez un livre en un mois ?

“Il existe déjà un manuscrit complet, a assuré Kroll. Il a juste besoin d’être remanié.

— Très remanié, a commenté sombrement Maddox. Si l’on prend les choses dans l’autre sens : on sort le livre en juin, ce qui signifie qu’on expédie en mai, ce qui signifie qu’on corrige et qu’on imprime en mars et avril, ce qui signifie qu’on doit avoir le manuscrit fin février. Les Allemands, les Français, les Italiens et les Espagnols commenceront la traduction tout de suite. Les journaux auront besoin de le voir aussitôt pour discuter des extraits à publier. Il y a des accords avec la télévision. La tournée publicitaire doit être fixée suffisamment à l’avance. Nous devons réserver les espaces dans les magasins. Donc fin février — c’est comme ça, point. Ce qui me plaît dans votre CV, a-t-il dit en consultant une feuille de papier devant lui, sur laquelle figurait apparemment la liste de tous mes livres, c’est que vous avez visiblement de l’expérience et que, surtout, vous êtes rapide. Vous assurez.

— Il ne m’a jamais lâché, est intervenu Rick en serrant son bras autour de mes épaules. C’est un bon gars.

— En plus, vous êtes britannique. Il me semble qu’il est absolument indispensable que le nègre soit britannique aussi. Pour trouver le ton juste.

— Nous sommes d’accord, a dit Kroll. Mais tout le travail devra être effectué aux États-Unis. Adam s’est engagé là-bas dans un cycle de conférences qui se déroulent en ce moment, et dans un programme d’appel de dons pour sa fondation. Je ne le vois pas revenir en Angleterre avant mars au plus tôt.

— Un mois aux États-Unis, pas de problème… oui ? fit Rick en me regardant avec impatience.

Je sentais à quel point il voulait que je dise oui, mais tout ce que je pensais, c’était : « Un mois, ils veulent que j’écrive un bouquin en un mois. »

J’ai hoché lentement la tête.

— J’imagine que je pourrai toujours apporter le manuscrit ici pour y mettre la dernière main.

— Le manuscrit reste en Amérique, a dit Kroll sans ambages. C’est l’une des raisons pour lesquelles Marty a prêté sa maison de Vineyard. C’est un environnement sûr. Seules quelques personnes l’auront entre les mains.

— À vous écouter, on croirait plus à une bombe qu’à un livre ! a plaisanté Quigley.

Personne n’a ri. Il s’est frotté les mains, l’air malheureux.

— Vous savez, il y aura bien un moment où il faudra que je le voie par moi-même. En tant qu’éditeur, je suis censé lire le texte.

— En théorie, a répliqué Maddox. En fait, nous reparlerons de ça plus tard. Ce calendrier ne nous laisse pas de place pour des révisions, a-t-il ajouté en se tournant vers Kroll. Il faudra corriger au fur et à mesure.

Pendant qu’ils continuaient de discuter du programme, j’ai observé Quigley. Il se tenait droit, mais immobile, pareil à l’une de ces victimes de cinéma qui se font poignarder au milieu d’une foule sans que personne le remarque. Sa bouche s’ouvrait et se fermait imperceptiblement, comme s’il voulait nous livrer un dernier message. Cependant, même sur le moment, je me suis bien rendu compte que son intervention était tout à fait pertinente. S’il était l’éditeur désigné, pourquoi ne pouvait-il pas voir le manuscrit ? Et pourquoi fallait-il que celui-ci soit confiné dans un « environnement sûr », sur une île à l’est de la côte américaine ? J’ai senti le coude de Rick me toucher les côtes et j’ai pris conscience que Maddox me parlait :