— J’étais justement en train de vous appeler, dit-elle sans s’arrêter.
Elle n’a pas même ralenti l’allure.
— Il y a un changement de programme, a-t-elle lancé par-dessus son épaule. Nous reprenons dès maintenant l’avion pour Martha’s Vineyard.
— Maintenant ? me suis-je étonné en lui emboîtant le pas. Il est plutôt tard, non ?
Nous avons commencé à descendre l’escalier.
— Adam insiste. J’ai réussi à trouver un avion.
— Mais pourquoi tout de suite ?
— Je n’en ai aucune idée. Il a dû se passer quelque chose. Vous n’aurez qu’à le lui demander.
Lang était devant nous, en contrebas. Il avait déjà atteint l’entrée monumentale. Les gardes du corps ont ouvert la porte, et ses larges épaules se sont soudain découpées contre un flot de lumière halogène. Les cris des journalistes, les rafales d’obturateurs des appareils photo, le vrombissement des Harley Davidson — on aurait dit qu’on venait de pousser les portes de l’enfer.
— Qu’est-ce que je suis censé faire ? ai-je questionné.
— Montez dans la voiture d’escorte. J’imagine qu’Adam voudra vous parler dans l’avion.
Elle a remarqué mon expression paniquée.
— Vous êtes très bizarre. Il y a un problème ?
« Et maintenant, me suis-je demandé, qu’est-ce qu’il me reste à faire ? M’évanouir ? Prétexter un engagement antérieur ? » J’avais l’impression d’être coincé sur un tapis roulant sans possibilité d’en sortir.
— Tout semble tellement précipité, ai-je répliqué lamentablement.
— Là, ce n’est rien. Vous auriez dû voir quand il était Premier ministre.
Nous avons émergé dans un tumulte de bruit et de lumière, et c’était comme si toute la controverse suscitée par la guerre contre le terrorisme, année après année, s’était brièvement concentrée sur un seul homme et l’avait rendu incandescent. La portière de la limousine interminable de Lang était ouverte. Il s’est arrêté pour saluer fugitivement la foule pressée derrière le cordon de sécurité puis il s’est enfoncé dans la voiture. Amelia m’a pris par le bras et m’a poussé vers la deuxième voiture.
— Allez-y ! m’a-t-elle crié.
Les motos partaient déjà.
— N’oubliez pas que nous ne pouvons pas nous arrêter si vous restez en arrière.
Elle s’est glissée près de Lang, et je me suis retrouvé en train de monter dans la seconde limousine, avec les secrétaires. Elles se sont poussées de bon cœur sur la banquette pour me faire de la place. Un type des Services spéciaux est monté devant, à côté du chauffeur, et puis nous sommes partis, accompagnés par le houp houp d’une des motos, qui sonnait comme la sirène joyeuse d’un petit remorqueur escortant un gros paquebot vers le large.
En d’autres circonstances, j’aurais apprécié le voyage : les jambes étendues confortablement devant moi ; les Harley Davidson qui nous dépassaient pour dégager la route ; les visages pâles des piétons entrevus derrière les vitres fumées, qui se tournaient pour nous regarder passer en trombe ; le hurlement des sirènes ; la lumière crue des gyrophares ; la vitesse ; la force. Je ne vois que deux catégories d’êtres humains transportés de façon aussi spectaculaire avec autant de cérémonie : les dirigeants de ce monde et les terroristes capturés.
J’ai tâté subrepticement mon nouveau portable dans ma poche. Devais-je alerter Rycart sur ce qui se passait ? J’ai décidé que non. Je ne voulais pas appeler devant témoins. Je me serais senti trop mal à l’aise : ma culpabilité aurait été trop manifeste. La trahison exigeait un minimum d’intimité. J’ai laissé faire les événements.
Nous avons franchi le pont de la 59e Rue tels des dieux, Alice et Lucy gloussant d’excitation, et lorsque, quelques minutes plus tard, nous sommes arrivés à l’aéroport La Guardia, nous avons délaissé l’aérogare pour franchir une grille métallique et gagner directement la piste où un gros jet privé faisait le plein de kérosène. C’était un avion du groupe Hallington, bleu foncé avec le logo de la société peint sur la dérive : la Terre, ceinte d’un anneau qui rappelait la bague de sûreté de Colgate. La limousine de Lang s’est immobilisée brusquement, et il a été le premier à en sortir. Il a plongé sous le portique de sécurité mobile puis a gravi les marches de l’escalier volant pour s’engouffrer dans le Gulfstream sans un regard en arrière. Un garde du corps lui emboîtait le pas.
En m’extirpant péniblement de la voiture, j’ai découvert que l’angoisse me donnait des crampes. Il m’a fallu faire un effort, simplement pour marcher jusqu’à l’escalier où se tenait Amelia. L’air nocturne vibrait au son des avions qui s’apprêtaient à atterrir. J’en ai vu cinq ou six superposés au-dessus de l’eau, formant comme des degrés de lumière dans l’obscurité.
— Ça, c’est ce que j’appelle voyager, ai-je commenté en m’efforçant de prendre une voix désinvolte. C’est toujours comme ça ?
— Ils veulent lui prouver qu’ils l’aiment, a répliqué Amelia. Et ça l’aide certainement de pouvoir montrer à tous comment eux, ils traitent leurs amis. Pour encourager les autres[7].
Des agents de sécurité munis de baguettes métalliques inspectaient tous les bagages. J’ai ajouté ma valise à la pile.
— Il dit qu’il doit retourner auprès de Ruth, a-t-elle poursuivi en levant les yeux vers l’appareil.
Les hublots étaient plus gros que sur un avion normal, et le profil de Lang était clairement visible vers la queue.
— Il faut qu’il discute de quelque chose avec elle.
Elle semblait perplexe. On aurait pu croire qu’elle se parlait à elle-même, comme si je n’étais pas là. Je me suis demandé s’ils s’étaient disputés pendant le trajet vers l’aéroport.
L’un des agents de la sécurité m’a demandé d’ouvrir ma valise. J’ai tiré la fermeture à glissière et lui ai présenté le contenu. Il a soulevé le manuscrit pour fouiller en dessous. Amelia était tellement préoccupée qu’elle n’a rien remarqué.
— C’est curieux, a-t-elle dit, parce que tout s’est si bien passé à Washington.
Elle a jeté un regard vide sur les lumières de la piste.
— Votre sacoche, a indiqué l’agent de sécurité.
Je la lui ai remise. Il en a sorti l’enveloppe de photos et, pendant un instant, j’ai cru qu’il allait l’ouvrir, mais il s’est intéressé davantage à mon ordinateur portable. J’éprouvais le besoin de continuer de parler. J’ai suggéré :
— Il a peut-être eu des nouvelles de La Haye.
— Non, ça n’a rien à voir avec ça. Il me l’aurait dit.
— C’est bon, vous pouvez embarquer, a annoncé l’agent.
— N’allez pas le voir tout de suite, m’a-t-elle conseillé alors que nous passions sous le portique électronique. Pas tant qu’il est de cette humeur-là. Je viendrai vous chercher quand il aura envie de parler.
J’ai monté l’escalier.
Lang s’était installé sur le tout dernier siège, le plus proche de la queue de l’appareil, et, le menton dans la main, il regardait par le hublot. (J’ai découvert plus tard que les agents chargés de sa sécurité préféraient qu’il s’asseye tout au fond : de cette façon, personne ne pouvait le surprendre par-derrière.) La cabine était prévue pour une dizaine de passagers. Deux sur chacune des banquettes qui longeaient le fuselage, et les autres sur six grands fauteuils rangés face à face, deux par deux, avec une table escamotable au milieu. On se serait cru dans une extension du hall du Waldorf : équipements dorés, noyer poli et cuir rembourré de couleur crème. Lang avait donc pris le dernier fauteuil. L’agent des Services spéciaux était assis sur la banquette la plus proche de lui. Un steward en veste blanche se tenait penché au-dessus de l’ancien Premier ministre. Je ne voyais pas ce qu’il lui servait à boire, mais je l’entendais. Votre son préféré est peut-être le chant d’un couple de rossignols par une soirée d’été, ou un carillon de cloches d’église villageoise. Le mien est le tintement des glaçons contre le cristal taillé. Là, je suis un connaisseur. Et j’ai eu la certitude que Lang avait délaissé le thé en faveur d’un whisky bien tassé.