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Vous est-il déjà arrivé, enfant, de faire quelque chose qui vous a paru vraiment terrible sur le moment et pour quoi vous étiez sûr de recevoir une punition ? Je me souviens d’avoir brisé l’un des vieux 33 tours si précieux de mon père, et de l’avoir remis dans sa pochette sans rien dire. J’en ai eu des sueurs froides pendant des jours, convaincu que le châtiment allait me tomber dessus à tout moment. Mais personne n’en a jamais parlé. Et lorsque j’ai enfin osé jeter un nouveau coup d’œil dessus, le disque avait disparu. Mon père avait dû trouver les morceaux et les avait mis à la poubelle.

J’ai éprouvé un sentiment similaire après l’assassinat d’Adam Lang. Pendant les un ou deux jours qui ont suivi, alors que je me trouvais couché dans ma chambre d’hôpital, le visage bandé, un policier montant la garde à l’extérieur, dans le couloir, je ne cessais de me repasser les événements de la semaine dans ma tête, et je n’avais qu’une certitude : je ne quitterais pas cet hôpital vivant. Quand vous y réfléchissez, il n’y a pas d’endroit plus commode qu’un hôpital pour se débarrasser de quelqu’un : j’imagine que c’est presque de la routine. Et qui ferait un meilleur assassin qu’un médecin ?

Mais au bout du compte, ça a été comme pour le disque de mon père. Il ne s’est rien passé du tout. Pendant que j’étais encore aveugle, j’ai été interrogé avec beaucoup de ménagements par un certain agent spécial Murphy, du bureau du FBI de Boston, sur tout ce dont je pouvais me souvenir. Le lendemain après-midi, une fois les pansements de mes yeux retirés, Murphy est revenu, il évoquait un de ces jeunes prêtres musclés dans un film des années cinquante, et il était cette fois accompagné d’un Anglais ténébreux qui appartenait aux services de sécurité britanniques, le MIS, et dont je n’ai jamais réussi à saisir le nom — sans doute, j’imagine, parce que je n’étais pas vraiment censé le saisir.

Ils m’ont montré une photographie. Ma vision était encore floue, mais j’ai pu néanmoins identifier le fou que j’avais rencontré au bar de mon hôtel et qui avait monté sa garde solitaire sous une banderole biblique, à l’entrée de l’allée conduisant à la propriété de Rhinehart. Il s’appelait, m’ont-ils dit, George Arthur Boxer. C’était un ancien major de l’armée britannique dont le fils avait été tué en Irak et dont la femme était morte six mois plus tard dans un attentat suicide à Londres. Dans l’état de déséquilibre où ces deuils l’avaient plongé, il avait tenu Adam Lang pour personnellement responsable et l’avait traqué jusqu’à Martha’s Vineyard après avoir appris la mort de Mike McAra par les journaux. Il s’y connaissait parfaitement en munitions et était très au courant des méthodes des services de renseignements. Il avait étudié les techniques d’attentat suicide sur des sites se réclamant du djihad islamique. Il avait loué une petite maison à Oak Bluffs, y avait apporté des provisions de peroxyde et d’herbicide, et en avait fait un laboratoire de production d’explosif artisanal. Et il avait été facile pour lui de savoir quand Lang rentrerait de New York en voyant la voiture blindée aller le chercher à l’aéroport. Comment il avait réussi à pénétrer sur le terrain d’aviation, personne ne le savait, mais il faisait sombre, il y avait une clôture longue de plus de six kilomètres, et les experts avaient toujours estimé que quatre agents des Services spéciaux et une voiture blindée auraient dû constituer une protection suffisante.

Il fallait cependant être réaliste, a dit l’homme du MIS. Il y avait des limites à ce que pouvaient accomplir les services de sécurité, surtout lorsqu’il s’agissait d’attentats suicides. Il a cité Sénèque en latin, puis en a donné une traduction judicieuse : « Celui qui méprise sa propre vie se rend maître de la vôtre. » J’ai eu l’impression que tout le monde était assez soulagé de la manière dont avaient tourné les événements : les Anglais parce que Lang avait été tué sur le sol américain ; les Américains parce qu’il avait été tué par un Britannique ; et tous parce qu’il n’y aurait pas de procès pour crimes de guerre, pas de révélations embarrassantes, et pas d’hôte qui s’attarderait au-delà du moment où il était le bienvenu, passant à Georgetown de table en table pendant les vingt années à venir. On pouvait presque dire que c’était la relation privilégiée anglo-américaine en action.

L’agent Murphy m’a interrogé sur le vol depuis New York, et a voulu savoir si Lang avait manifesté la moindre inquiétude concernant sa propre sécurité. J’ai répondu en toute sincérité que ce n’était pas le cas.

— Mme Bly, a ajouté l’homme du MI5, nous dit que vous avez enregistré un entretien avec lui pendant la dernière partie du vol.

— Non, elle se trompe, ai-je assuré. J’avais effectivement posé l’appareil devant moi, mais je ne l’ai pas mis en marche. En tout cas, ce n’était pas une interview à proprement parler. Nous avons bavardé, rien de plus.

— Cela vous ennuie, si je jette un coup d’œil ?

— Je vous en prie.

Ma sacoche se trouvait dans le placard, près de mon lit. L’agent du MI5 y a pris le mini-enregistreur et en a éjecté le disque. Je le regardais faire, la bouche sèche.

— Je peux vous emprunter ceci ?

— Gardez-le, ai-je dit en le regardant fouiller dans le reste de mes affaires. Au fait, comment va Amelia ?

— Elle va bien, a-t-il assuré en glissant le disque dans son attaché-case. Merci.

— Pourrais-je la voir ?

— Elle est rentrée à Londres la nuit dernière.

J’imagine que ma déception devait être manifeste, parce que l’homme du MI5 a ajouté avec un plaisir glacial :

— Ce n’est pas surprenant. Elle n’a pas vu son mari depuis avant Noël.

— Et Ruth ? ai-je demandé.

— Elle rapatrie en ce moment même le corps de M. Lang, a répondu Murphy. Votre gouvernement a envoyé un avion les chercher.

— Il recevra tous les honneurs militaires, a ajouté l’homme du MI5, une statue au palais de Westminster et des funérailles à l’abbaye si elle veut. Il n’a jamais été aussi populaire que depuis qu’il est mort.

— Il aurait dû le faire il y a des années, ai-je répliqué, mais ils n’ont pas souri. Est-il vrai que personne d’autre n’a été tué ?

— Personne, a assuré Murphy. Et c’est un miracle, croyez-moi.

— En fait, a précisé l’homme du MI5, Mme Bly se demande si M. Lang n’a pas reconnu son assassin et ne s’est pas dirigé délibérément vers lui en sachant que quelque chose de ce genre risquait de se produire. Pourriez-vous nous éclairer là-dessus ?

— Ça me paraît très tiré par les cheveux, ai-je assuré. J’ai cru que c’était une citerne de carburant qui avait explosé.

— Ça a été une sacrée explosion, a convenu Murphy en faisant rentrer la pointe de son stylo avant de le glisser dans sa poche intérieure. Nous avons fini par retrouver la tête du tueur sur le toit de l’aérogare.

Deux jours plus tard, j’ai regardé les funérailles de Lang sur CNN. J’avais plus ou moins recouvré la vue et j’ai pu voir que tout était fait dans le meilleur goût : la reine, le Premier ministre, le vice-président américain et la moitié des dirigeants européens ; le cercueil recouvert du drapeau britannique ; la garde d’honneur ; la cornemuse solo interprétant un chant funèbre. J’ai trouvé que le noir seyait parfaitement à Ruth : c’était vraiment sa couleur. J’ai essayé de repérer Amelia, mais je ne l’ai pas vue. Pendant une pause dans le déroulement de la cérémonie, il y a même eu une interview de Richard Rycart. Naturellement, il n’avait pas été invité au service, mais il avait pris la peine de mettre une cravate noire, et il a rendu, depuis son bureau des Nations unies, un hommage très émouvant : un grand confrère… un vrai patriote… nous avions nos désaccords… sommes restés amis… mes pensées vont à Ruth et à sa famille… en ce qui me concerne, le chapitre est clos.